Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Une chanteuse "populaire"

10 Octobre 2020 , Rédigé par Jean-Marc CARON

C'est une série d'images que j'avais dans ma collection d'affiches publicitaires et de spectacles, glanées au fur et à mesure de mes recherches sur la Toile, qui m'on donné l'idée de retracer l'histoire de l'une des chanteuses populaires qui eu son heure de gloire au début du XXème siècle.

J'ai deux affiches de cabarets, ainsi qu'un dessin au crayon et une photo qui représentent cette personne. De plus, j'ai eu la chance, dans mes recherches, de découvrir un article qui lui est consacré, ainsi que le texte de ses mémoires ! Que demande le peuple !

Elle s'appelle Eugénie BUFFET. Elle était née à Tlemcen, en Algérie, le 26 novembre 1866, et décédée à Paris le 11 mars 1934. Voici les trois documents dont je disposais alors (le quatrième est en en-tête de l'article) .

Eugénie Buffet (République)
Eugénie BUFFET (Ambassadeurs)

 

Eugénie Buffet en 1933

Sa mère était couturière, et son père, soldat professionnel, décéda des suites de ses blessures de guerre, en 1872. Elle avait six ans. Elle le raconte ainsi dans ses Mémoires :

Voir ici "Eugénie Buffet, Ma vie, Mes amours, Mes aventures"

Eugénie BUFFET, Mémoires

" Je suis née en novembre 1866 à Tlemcen en plein Bled algérien, d'une mère couturière et d'un père soldat de profession, qui mourut en 1872, à l'hôpital militaire d'Oran, des suites de ses blessures. Demeurée seule, ma mère se mit à travailler en journée pour subvenir à nos besoins et, grâce à un labeur acharné, elle parvint à gagner assez d'argent pour me faire admettre chez les Sœurs Trinitaires à l'Institution Saint-Louis d'Oran ; ma faiblesse de constitution, ma mauvaise santé ne me permirent point de suivre les cours avec profit. Je m'appliquai cependant à écouter les sages paroles qui nous étaient adressées, et à retenir avec soin les prières que l'on nous enseignait. Dès que j'eus accompli ma première communion, une de mes tantes me prit avec elle, me forma aux travaux du ménage, et je puis avouer aujourd'hui qu'en dépit de l'existence errante que j'ai si longtemps menée, j'ai toujours conservé, au fond de mon cœur, cet amour de la maison, que, toute petite, ma parente m'avait inculqué. Et, bien souvent, par les soirs de mélancolie, quand je suis seule et que mon âme pleure sur mes rêves défunts, il me vient un regret profond de n'être pas tout simplement devenue, comme tant d'autres, une bonne ménagère et une brave mère de famille "

Et, comme elle dit plus loin, si elle ne fut pas devenue "une ménagère" et une "mère de famille", c'est à cause d'un événement brutal : l'un de ses cousins avait abusé d'elle et elle dut quitter la maison de sa tante. Elle fut alors placée chez un huissier de Mascara. Ses nouveaux patrons l'envoyaient souvent porter des friandises, tartes, confitures, fruits, chez un de leurs amis intimes, le Révérend Père Charles de Foucaud !

Le révérend Charles de FOUCAUD

Elle le trouvait " presque toujours dans la même attitude, assis par terre, en gandoura, à la mode arabe, et enfoncé dans la lecture du Coran. A cette époque, le Lieutenant de Foucauld, être généreux s'il en fut, s'appliquait à trouver le véritable but de sa vie ; il hésitait entre la religion musulmane, la religion catholique et la carrière des armes. L'excellent homme qui, comme moi, subissait une "crise" morale et cherchait sa voie, devait plus tard la trouver, et finir hélas ! son existence de vaillance et de sacrifice en mourant assassiné au cours d'une de ses missions. Que de fois j'ai songé à ce noble garçon et l'ai pleuré en me remémorant les courts instants où j'allais le voir, les bras chargés de friandises, et où je demeurais à l'écouter, l'âme attendrie par les paroles de sagesse, de courage et de bonté qu'il me prodiguait ! Ah ! les bons et chauds regards de Charles de Foucauld- regards d'amour sincère, de tendresse vraie comme je les revis souvent, à travers la distance des années, quand le petit cendrillon sauvage que j'étais alors fut devenue l'amie du peuple et l'apôtre de la chanson "

Elle était déjà passionnée de théâtre, sa mère l'emmenant chaque dimanche voir des représentations. C'est ainsi qu'elle avait choisi sa véritable vocation ! Elle commença donc à prendre des cours de théâtre. Elle eut alors l'opportunité de débuter dans un petit rôle au théâtre de Mostaganem, où elle gagnait 100 francs par mois ! Somme toutefois dérisoire pour lui permettre de vivre décemment, et son manque d'instruction (elle dit elle-même qu'à l'époque elle savait à peine lire et écrire) elle cotoya de nouveau la misère, et craignait de devoir "payer de ses charmes" pour vivre décemment. Elle le dit elle-même dans ses mémoires :

"Les cent francs par mois que m'octroyait mon directeur ne me permettaient point de faire face à mes frais de pension et à l'entretien de ma garde-robe théâtrale. Privée de toute instruction élémentaire, sachant à ce moment à peine lire et écrire, n'ayant, par ailleurs, aucune connaissance de chant ni de diction, je me trouvai, bientôt, dans un état voisin de la détresse. Toutes les femmes qui, comme moi, ont souffert et lutté, toutes celles qui portent en elle le fier idéal du courage et la haine des promiscuités injurieuses de l'homme, comprendront les angoisses torturantes que j'éprouvai à la pensée que, pour échapper à un sort de misère et à une défaite artistique finale, il me faudrait peut-être connaître une destinée plus honteuse encore, me ravaler au rang des pauvresses obligées de subir de dégradants baisers, en échange des quelques louis qui les font vivre ! pouah ! Je portais encore dans ma chair, comme la plaie d'un fer rouge, la première blessure faite par un goujat, et j'étais littéralement écœurée, épouvantée, à l'idée que je pourrais être une seconde fois la victime d'une telle brute ! "

C'est alors qu'elle rencontra un jeune clerc de notaire qui, tombé amoureux d'elle, lui offrit de partager sa vie. Elle vécut donc quelques années avec lui, mais le "virus" de la scène la reprit bien vite et elle quitte alors le nid et s'embarque pour Marseille, en 1884, elle a 18 ans.

Plan de Marseille en 1860

Elle regrette bientôt d'avoir fait ce choix, car la cité provençale est en prise avec une épidémie de choléra, de laquelle elle sera elle-même atteinte et soignée à l'hôpital. Elle raconte ainsi son ressenti de la ville : " Marseille était dans le marasme. J'y trouvai des cafés sombres, des bars louches, des estaminets pleins de ténèbres, et peuplés de faces patibulaires. J'y rencontrai surtout le vice, la crapulerie, les basses invites à la débauche ; je m'y sentis environnée de désirs malsains, convoitée par des souteneurs ou guignée par ces éhontés personnages qui y pullulent et qui vivent du trafic de la chair humaine, de la traite des blanches ! Je me trouvai réduite à chanter dans des guinguettes, en banlieue, à quelques cent mètres de la ville, et à y faire la quête pour ne pas crever de faim et pour solder la chambre misérable où je couchais ! Quelle dégoûtation ! quelle tristesse ! Ah ! comme j'étais loin du petit intérieur où, le soir, sous la lampe, je lisais de bons livres, aux côtés du cher compagnon que j'avais abandonné. "

Elle se console toutefois en se rendant deux ou trois soirs à l'Alcazar, un music-hall réputé de la ville, pour y entendre les célébrités de l'époque, dont la chanteuse Amiati.

L'Alcazar de Marseille
Amiati, chanteuse populaire

 

Mais elle se lasse vite de cette vie de mendicité et d'errance, et elle trouve enfin un petit rôle, qui lui fait re-traverser la Méditerranée, pour Tunis. Mais elle n'y trouve pas non plus ce qu'elle cherchait, l'ambiance y étant encore plus délétère qu'à Marseille, et elle se rappelle alors aux bons souvenirs de son ancien ami clerc de notaire, - lequel d'ailleurs n'avait jamais cessé de lui écrire - et il quitte Mostaganem pour lui donner rendez-vous à Alger, pensant que cette ville  serait plus propice à la vie qu'elle souhaitait.

Mais au bout de quelques mois, elle eut beau faire, elle recommença à rêver  de la scène ! Pendant que son compagnon partait au travail, elle retournait voir les théâtres et les music-halls et elle dût de nouveau lui dire adieu, qui fut cette fois, définitif !

Elle cite ce passage dans ses mémoires : " Je m'échappais encore, de temps à autre, pour aller entendre dans les concerts d'Alger les grandes vedettes qui y faisaient quelques rares et rapides apparitions. La musique, les lumières, les bravos, la foule me tentèrent encore, la même force inconnue et irrésistible me saisit à nouveau, je brisai une deuxième et dernière fois l'humble foyer que m'avait fait un homme de cœur. Un dernier regard sur les choses qui m'environnent ; une dernière pensée au malheureux garçon dont j'ai gâché la vie à jamais. Quelques pleurs voilent mes yeux, un gros sanglot passe dans ma gorge. Pauvre ami. C'est fini. Je suis partie, pour ne plus revenir cette fois !  "

Marseille, le Palais de Cristal

Elle ne rêvait que de retourner à Marseille, cette ville qui continuait pourtant de l'attirer, malgré tout ce qu'elle y avait vécu. Elle parvint néanmoins à débuter au Palais de Cristal, nouveau concurrent de l'Alcazar, où elle chantait sous le nom de Juliany, un tour de chant composé de bric et de broc, "de miettes d'opérettes ramassées au hasard de mes souvenirs " dit-elle dans ses Mémoires. Elle fut chahutée par la foule et  s'enfuit de scène. Elle pleura un mois ses illusions perdues, en arpentant les rues de la ville, fuyant les hommes qui lui faisaient des avances, et elle avait faim !

Le Palais de Cristal, à Marseille

Elle cite cette période noire dans ses Mémoires " Une-sourde révolte éclatait en moi, chaque fois que, passant devant une gargote, la porte entr'ouverte m'envoyait ses bouffées de cuisine chaude, et qu'à travers les vitres mouillées par la sueur des plats fumants, j'apercevais tous ces hommes, dont le visage s'éclairait d'une joie gourmande et vorace. Ah ! manger ! manger ! Toute ma passion du théâtre, toute ma volonté de travail, toute ma fièvre d'amour et d'idéal, avaient fait place à ce besoin tyrannique la faim.

Je venais d'avoir vingt ans.. C'était en automne, au mois de novembre 1886. Vingt ans... et je mourrais de faim ! Vingt ans. En passant devant les glaces ternes des boutiques pauvres, je regardais ma silhouette frileuse, mon visage émacié, mon cou presque décharné, mes yeux rougis de pauvresse qui a déjà trop pleuré. Je me mis à fuir, effrayée comme devant une image d'épouvante. Je courus pendant longtemps, et, pendant que je courais, butant sur le pavé, les cheveux dénoués, la poitrine haletante, les yeux hagards, je me répétais : "Je viens d'avoir vingt ans ! vingt ans !" Et ces mots sonnaient comme un glas à mes oreilles ! 

Il arriva cependant une belle histoire à notre héroïne. Un jour, elle tomba évanouie, de faim, sans doute, elle ne se souviens plus dans quelles circonstances, mais, elle raconte qu'à son réveil, un homme était près de son lit. Un passage de ses mémoires raconte ce fait : " Je ne sais ce qui se passa ensuite, ni ce qu'il advint de moi. Je dus m'évanouir, et quelqu'un dut m'emporter et me recueillir. Je ne sais plus... mais ce que je sais, c'est que quelques heures après, un homme était à mon chevet. C'était le Comte Guillaume d'Oilliamson. Le Comte m'avait déjà fait savoir qu'il désirait faire ma connaissance. Il avait appris ma misère. Il m'aimait. Il voulait m'emmener à Paris, faire de moi sa maîtresse. J'en avais assez de souffrir et de me traîner, en loques, de cafés en cafés, de mendier de table en table, d'être coudoyée, frôlée, désirée et méprisée. Mieux valait encore la grande vie, avec les dames huppées que fréquentait le Comte, dans les restaurants de nuit, au milieu des clartés étincelantes, des orchestres langoureux et des toilettes bariolées, mieux valait la haute noce parmi les hommes en habit, que la détresse grelottante dans les bas quartiers de Marseille !

Je me laissai tenter par mon soupirant. Je fis avec lui mon entrée dans Paris ! "

Elle arriva donc dans la capitale, au bras d'un aristocrate qui se plaisait à exhiber (dit-elle) "la fleur drôlement poussée que j'étais". Mais son "genre" finit par susciter des quolibets, des remarques, des calembours qui finirent par agacer le comte. Il décida donc donc de faire d'elle "une femme du monde ou du demi, ces deux catégories ayant été, de tout temps, étroitement unies ".

Ils quittèrent donc l'hôtel Continental où le comte avait ses habitudes, pour l'installer en meublé, rue Richepanse (Rue du Chevalier de Saint-George, aujourd'hui), dans le Ier arrondissement.

Hôtel Continental, Pl. de l'Opéra, Par MOSSOT
Rue Richepanse Par William Jexpire

Il l'habilla, lui fit donner des leçons de maintien, la mena dans les grands restaurants, les champs de course, les coulisses des théâtres, etc.

Elle raconte cette période dans ses Mémoires : il (le comte) "  me combla de bijoux, de cadeaux, me prodigua une passion classique à laquelle je répondis par la classique cruauté d'une femme adulée, gâtée, qui se sait jeune et belle, et qu'étourdit et qu'écœure en même temps tout ce luxe factice et tout ce fade encens. Je fus bientôt lancée et à la hauteur de toutes celles, qui, quelques mois avant, riaient de mes guenilles et de ma gaucherie.

Serge de MORNY

Je fréquentais déjà le Prince Louis de Tarente (Louis de La Trémoïlle, prince de Tarente du chef de son épouse), François de Noailles, Comte Serge de Morny, Charles-Auguste Duc de Morny, (ces deux derniers sont des petits-fils de la Reine Hortense, elle même fille de Joséphine de Beauharnais - ndlr - Voir ici : La descendance de Joséphine de Beauharnais repères IV-23 et IV-24) Gabriel Du Tillet, Prince de Poix, Comte de Clermont-Tonnerre, Marquis de Pracomtal (Charles-Léonor Richard ndlr), les hommes les plus distingués et les plus célèbres me faisaient la cour. Cette existence de plaisir que je détestais au fond, il me fallait la vivre. Elle m'avait prise toute entière, malgré le dégoût que j'y trouvais, mais je l'ai dit, je n'avais pas le choix. Et, à tout prendre j'aimais encore mieux les madrigaux des soupirants en frac, que l'argot des trafiquants de la canebière. "

Mais le comte finit par se lasser, et la quitta, non sans lui avoir laissé des subsides suffisants. Elle quitta donc la rue Richepanse pour la rue Royale. Mais elle n'y resta pas longtemps, son nouvel amant, le comte Arnold de Contades, l'installa enfin chez elle, au 17 rue de la Trémoille.

17 rue de la Trémoille, parisrues.com, Photo Google Maps

Mais, manquant d'argent après avoir acquis moult toilettes et bijoux pour honorer son nouveau statut, elle ne put meubler que trois pièces de son vaste appartement. Comme elle tenait quand même à pendre la crémaillère avec tous ses amis, elle eut une idée originale : son immense salon étant vide de tout mobilier, elle fit recouvrir son plancher d'herbe fraîche et commanda chez Potel & Chabot un déjeuner que ses amis furent ravis de manger sur l'herbe tendre d'un appartement du XIIIe arrondissement ! 

Cependant, elle persistait dans son souhait de devenir une vedette de la scène, et se fit engager aux Variétés, dans la pièce "La Grande Duchesse", jouée par Judic, où elle rencontra les artistes célèbres de ce temps : Baron Lassouche, Dupuis Ève Lavallière, Christian.

Théatre des Variétés vers 1820

 

Elle se produit ensuite aux Menus-Plaisirs (le Théâtre Antoine aujourd'hui) où elle croisa encore Louise Balthy, Émilienne d'Alençon, Méaly.

Trombinoscope des artistes qu'elle cotoya aux Variétés et aux Menus-Plaisirs

Eugénie, à ce moment, prend un peu ses distances avec la scène, et se contente de vivre une vie de mondaine parisienne, riche et oisive. Son amant, Arnold de Contades, était gai, charmant, et lui assurait, dit-elle " une vie ouatée et légère. Quelles distractions charmantes et de tous les instants il me procurait : le matin, j'étais, aux bois, une amazone accomplie ; l'après-midi je conduisais une charrette anglaise et un amour de petit poney ; le soir je brillais et j'extravaguais, à des dîners somptueux, où toute la bande des pschuteux, des aristos et des théâtreux, se retrouvait ! Et c'était la griserie des courses, les salles de jeux, et le Jardin de Paris où, après les repas du soir, toutes les jolies femmes de mon temps se donnaient rendez-vous. ", 

Jardin de Paris

Dans ses mémoires, elle dresse à ce moment le portrait des différentes égéries de l'époque, portrait pas toujours enchanteur, d'ailleurs. Elle en parle ainsi " Je peux dire que tous les échantillons féminins ont passé par là. Je vais m'efforcer d'en extraire quelques-uns de ma vitrine aux souvenirs. Voici Émilienne d'Alençon. À ce moment-là, la maîtresse du duc Jacques d'Uzès, surnommé le petit Duc, et qui avait une marotte inoffensive, celle de dresser des lapins ".

Jacques, duc d'UZÈS

L'une d'elles fait l'objet de mentions spéciales, Marie DELANOY ! Et elle mérite bien ces

Marie DELANOY

propos.  Voici l'image qu'elle en donne : " Marie Delannoy mérite une mention spéciale. On aurait pu la surnommer la courtisane des Rois ; elle avait eu les faveurs de presque tous les Rois et les Empereurs de son temps. Elle assurait, d'ailleurs, que rien n'était plus assommant que de passer une nuit avec ces gens-là ! Et elle avait coutume, après avoir donné quelques explications à l'appui de son jugement, de conclure, avec une moue de femme lassée et méprisante : "Autant coucher avec tout le personnel !"

Guillaume II

Une nuit passée avec le Kaiser, notamment, était restée son cauchemar de tous les instants. Il paraît que, tandis que son auguste partenaire s'exerçait à lui prouver sa flamme, la malheureuse Delannoy entendait les cent pas de la Garde Impériale devant la porte du Palais. Elle se consola d'ailleurs de ses déboires royaux et impériaux dans les bras de la haute Aristocratie, parmi lesquels elle comptait de nombreux amants, entre autres le Duc de Dino... mais je crois que sa véritable passion fut pour le marquis di Rudini. "

Pour le reste, je laisse le lecteur savourer dans son jus le texte intégral tel que relevé dans ses Mémoires, cela vaut son pesant d'or !

Clémence de PIBRAC

"Clémence de Pibrac, une autre demi-mondaine très cotée, avait, elle aussi, une passion aussi irrésistible, mais d'un tout autre ordre : le Champagne, (et pour cause, elle était champenoise ! ndlr) ce qui ne l'empêchait pas de collectionner aussi d'innombrables- amitiés amoureuses et bien payantes !

Courte vidéo sur Clémence de Pibrac sur le site Orange Actualités

Quand le nom de Liane de Pougy revient à ma mémoire, je ne puis m'empêcher d'évoquer la Villa qu'au plus beau temps de ses succès elle avait acquis à Menton et qu'elle décorait de ce nom suave : La Perla.

Liane de POUGY

La Perla en avait vu de drôles. La belle Liane y enfermait son amant en disant : "Je l'ai mis à la chaîne, je le délivrerai en rentrant." Sur l'écran de mon souvenir passent encore : la chanteuse Méaly que j'avais connue aux Menus-Plaisirs avec Émilienne d'Alençon et Balthy et qui vivait maritalement avec Simon de L'Écho de Paris ; Henriette de Barras, Mirka Burth, Renée Maupin, Léonie Miroy, Adèle Richer et Irma de Montigny aimant toutes deux passionnément la Danse et la Fête, et convenablement éloignées du tourbillon où elles avaient vécu, pour s'exiler, en amoureuses très sages, la première avec un excellent garçon dont le nom a fui ma mémoire, la seconde avec le Comte de Lastic Saint-Jal.

La Belle Otero

La belle Otéro, Albertine Wolf, amazone de grande allure et qu'un serrurier entretenait richement ; les sœurs Chailloux, dont l'une, Henriette, préside aujourd'hui aux destinées d'un tripot clandestin, où vieilles rentières, castors et demi-castors viennent jongler avec les billets de mille francs ; Laure Hayman, créature très supérieure qui passait une bonne partie de son temps et de ses loisirs à se fâcher et à se raccommoder avec son plus fervent adorateur le Prince Karageorgevitch et qui avait une façon inimitable de s'écrier: "Ces Slaves, ils ne peuvent jamais dire la vérité !" C'était elle qui, fort gentiment, m'avait mis en garde contre la trop grande fécondité du beau de Merena, lequel avait la réputation justifiée de faire des enfants à toutes les jolies femmes de Paris ! Elle m'amusait beaucoup quand, me prenant par le bras, elle croyait devoir m'avertir : "Ne vous asseyez pas sur cette chaise, de Merena vient de s'y asseoir, vous auriez un enfant !" Et elle me glissait à l'oreille : "Savez-vous que le fils de Jeanne Granier est du Comte de Merena ?" Et elle ajoutait, avec un grand sérieux : "Il y en a comme ça des tas dans Paris !"

Laure HAYMAN
Alexis KARAGEORGEVITCH

 

Des noms encore ? Fanny Robert qui avait créé ma devise Sans surprise car rien, en effet, ne m'étonnait déjà... Fanny était à ce moment, ma grande conseillère. Toute sa philosophie tenait dans ces simples mots : "Quand quelque chose ne va pas, faut traverser l'eau !" Le trio Suzanne Derval ?

Suzanne DERVAL

La Générale Rothviller ? Jeanne de Bélhune. Cette dernière demandait à Lesbos les joies que la nature semblait lui refuser par ailleurs, et qui passait sa langue sur ses lèvres d'une façon par trop ostensible et significative ;

Marie-Louise MARSY

Mary Louise Marsy qui épousa plus tard Louis de Vassart d'Hozier ; Anna Thibaud, qu'on voyait avec le Comte J. de Lahens ; Francine Delaroche dont la joliesse ne rachetait point l'incommensurable bêtise, comparable à celle de la Maréchale Lefèvre. C'était elle qui, complimentée au cours d'un dîner par un de ses galants, qui venait, en termes élégants, de la comparer à La Du Barry, lui répondit sans aucune espèce d'hésitation : "Ah ! c'est pas une femme chic ! Je ne la connais pas !"

Mathilde de MORNY (Missy)

La marquise de Belbœuf, (Mathilde de MORNY, dite Missy, qui fut une tendre amie de Colette - aussi petite fille de la Reine Hortense - (elle même fille de Joséphine de Beauharnais - Voir ici : La descendance de Joséphine de Beauharnais repère IV-25) ndlr)  sœur du Duc de Morny, qui disait : "mon frère et moi nous avons eu les plus jolies femmes de Paris" ; Suzanne Néry, Marthe Elly devenue Princesse Collorado, Berthe d'Egreville devenue Baronne de l'Espée, un couple fameux : la danseuse Ricotti et son amie la Princesse Poniatwska. Mais les noms succèdent aux noms, les figures se pressent dans ma mémoire ! Quelle cohue d'apparitions, quelle confusion, quel vertige ! que de fantômes ! Marie Beckmann, et enfin Katinka, cette troublante enfant de bohème qui, un soir, à l'issue d'un dîner qu'elle offrait, nous dit, en désignant Louis de Biré : "Je vous présente mon financier !" Sa langue avait vraisemblablement fourché ! ; elle avait voulu dire "mon fiancé" et tout le monde de rire, comme à l'audition des pataquès de Francine Delaroche. N'avais-je pas moi-même commis une de ces bévues regrettables comme il en échappe aux mieux intentionnés ? Je n'ai jamais perdu le souvenir de la gaffe énorme que je fis, certain soir, lors de mes débuts dans le demi-monde, à Aix-les-Bains, à l'heure du Casino où les plus hautes personnalités échangent des propos aimables et des saluts cérémonieux. Je me trouvais dans un groupe très chic ; j'étais fort entourée. Un des hommes les plus élégants m'offrit une coupe de champagne : "Avec plaisir, lui dis-je ! Vous savez, moi je ne suis pas fière !"

Georges Ier, roi de Grèce

Celui à qui je venais d'adresser cette réponse assez cavalière n'était autre que le Roi Georges de Grèce. J'entendis autour de moi des petits gloussements d'hilarité. Ma gaffe fit le tour du Casino. La presse locale s'en inspira pour rédiger des échos. J'appris que l'indulgence n'est pas la qualité dominante de l'humanité. Une familiarité voulue vaut certes mieux qu'une étourderie de ce genre.

Édouard VII, roi d'Angleterre

Laure Hayman dont je parlais tout à l'heure avait coutume de déclarer : "Je dîne avec De Galle" pour dire avec le Prince de Galles (futur Édouard VII, roi d'Angleterre -ndlr- Voir ici un article où il est souvent cité : http://genealogiehistoiredefamilles.over-blog.com/2019/10/petite-histoire-des-maisons-closes.html ). C'était beaucoup moins respectueux, mais ça faisait beaucoup plus chic !  "

Plus loin, elle cite encore " Au hasard de l'Alphabet, on trouverait Jacques Hennessy qui répondait à la douce appellation de "saint Vincent de Paul de la Prostitution" ! On apprendrait que Marie Quinaud ornait son luxueux et odorant papier à lettre d'une appétissante majuscule : la lettre Q qu'elle accompagnait de cette simple profession de foi : Tout pour lui ! Je regrette d'avoir oublié le nom de cette Hétaïre qui embellissait l'entête de ses missives d'une vignette représentant ce vautour de l'Amérique du Sud que les naturalistes connaissent sous le nom de Condor. Sa devise : à qui vous voudrez. La devise de Marion Delornie : Je m'ouvre la nuit. Ah ! j'allais oublier la jolie Ninette Desmelay, surnommée prends-moi toute. C'était son cri d'amour. Elle était bien gentille, cette Ninette, et elle minaudait des réponses dont la spirituelle malice ne manquait point de nous divertir. A quelqu'un qui, autour d'une table de Baccara, à cinq heures du matin, lui demandait : "A quelle heure on te couche !" elle répondit : Quand on me lève !  "

Elle continue sur ce ton durant quelques pages, que je ne retranscrit pas ici, à charge pour les lecteurs intéressé de se reporter aux Mémoires de l'intéressée, dont j'ai donné le lien en tête de cet article.

Je ne peux toutefois omettre un épisode, très court, mais très significatif de la vie menée à cette époque par tout ce beau monde. Voici cette anecdote savoureuse : " L'existence que nous menions était fort onéreuse pour nos amants et pour nous-mêmes ; on dépensait un argent fou, et il nous fallait avoir recours aux terribles, mais indispensables usuriers, qui jouaient un rôle considérable dans nos affaires privées... Le vieux Marquis de Saint-Sauveur, comme tant d'autres personnages de la noblesse française, était toujours à court d'argent ; l'état de ses finances devenait inquiétant au point que son usurier s'avisa un jour de lui déclarer qu'il ne marchait plus. Le marquis très embarrassé, très mécontent, mais voulant à tout prix s'évader de cette "mouise" opaque imagina cette machiavélique mise en scène : il trouva le moyen de louer un fourgon funèbre à la journée, arriva avec cet équipage chez son usurier et lui annonça avec un sérieux imperturbable que son oncle à héritage venait de mourir, lui laissant une petite fortune qui s'élevait modestement à deux cent mille francs de rente, mais que, devant faire transporter le corps en province, il n'avait pas l'argent nécessaire. L'usurier devant la réalité des faits, consentit à faire l'avance des fonds que sollicitait son cynique débiteur ; et le vieux Marquis repartit, marchant très las derrière le funèbre véhicule, qui, détail piquant, resta toute la nuit devant la porte de chez Maxim's ! "  (Pour des détails sur les cortèges funèbres et le métiers qui s'y rapportent, Voir ici : Clocheteur, une profession originale

Toutefois, cette vie finit par la lasser, et elle recommença à rêver à la scène ! Il lui vint alors le mal du pays, et lâcha amant(s), biens, appartement, amis, pour un retour en Algérie où elle resta quelques mois. À son retour à Paris pour l'exposition de 1889, son bel Arnold ne l'avait pas attendu. Elle se consola alors avec Erasme, aussi un Contades (mais je n'ai pas trouvé de lien le concernant) et se mit sérieusement à travailler ses gammes pour reprendre la vie de music-hall. Mais un nouvel épisode allait encore contrarier ce retour sur scène. Installée dans un nouvel appartement par son nouveau chevalier servant, Adrien de MUN, ami intime du baron Édouard de Rothschild, au 26 de la même rue de La Trémoïlle, elle rencontra des personnages impliqués dans la presse et la politique. Tout d'abord, Georges de Labruyère, un journaliste, qui travailla dans plusieurs journaux, dont l'Écho de Paris, et le Cri du Peuple, quotidien socialiste fondé par Jules Vallès.

Geaorge de LABRUYÉRE
L'Écho de Paris

 

Il était alors en couple avec Caroline Rémy, dite Séverine, directrice du Cri du Peuple, et celle-ci allait avoir une grosse influence sur l'avenir d'Eugénie. 

 

Le Cri du Peuple
Séverine

 

Toutefois, les thèses boulangistes soutenues par le couple allaient valoir à notre héroïne un petit séjour en prison. Pendant cette exposition de 1889, elle avait fait venir sa mère depuis l'Algérie, pour la lui faire visiter. Sa mère était restée très nationaliste, et soutenait aussi les thèses du général Boulanger. 

Exposition Universelle de Paris en 1889
Sadi CARNOT, Président

Lors d'une visite de l'exposition, le cortège du Président de la République Sadi CARNOT traversait le pavillon norvégien, sa mère se mit à crier "Vive Boulanger !" Aussitôt, le forces de l'ordre interviennent pour saisir la brave dame, sa fille s'interpose, et pour faire bonne mesure se met aussi à crier "Vive Boulanger !" Elles furent conduites au dépôt, et Eugénie fut condamnée à purger quinze jours de prison à Saint-Lazare ! (Elle chantera d'ailleurs par la suite la chanson "À St-Lazare"). Ce fut son dernier exploit en politique, et elle se remit bien vite à ses chères études théâtrales. Séverine continuait à la conseiller, ce qui lui fit le plus grand bien.

Sa vie d'artiste, voir la suite ici

Lire la suite

Une chanteuse "populaire" Partie II

9 Octobre 2020 , Rédigé par Jean-Marc CARON

Pour débuter sa nouvelle vie, elle commence par se séparer de son compagnon du moment, Adrien de MUN, en partant pour le Midi.

Adrien de MUN

Elle le raconte ainsi dans ses mémoires : "  Je quittai allègrement tout ce joli monde, et je compris mieux que jamais la profondeur du conseil que m'avait donné Séverine. Avec Jane Evel, maîtresse alors de Félix Galipaux (sa femme aujourd'hui) et que j'avais connue à Oran, je me remis à la tâche. Ma vie, dès ce jour, changea de fond en comble. Je m'efforçai de détacher de moi Adrien de Mun en l'encourageant à épouser Mlle de Venoge. Je savais, par expérience, combien les ruptures, sont choses douloureuses ; elles exigent une grande force de caractère ; que de transes, de larmes, de reprises, de faux départs avant de jeter l'adieu suprême ! Pour détacher de moi Adrien de Mun, je partis dans le Midi.  "

En 1892, de retour à Paris, elle fit une rencontre qui allait de nouveau changer sa vie, dans le bon sens, cette fois, celle d'Henri BURGUET, un comédien de théâtre célèbre alors. " Aucune aventure nouvelle ne me détourna de ma route. En voyage, je lisais les grands auteurs, je travaillais avec ivresse... Et puis un jour, en 1892, je rencontrai Henry Burguet.

Félix GALIPAUX
Henri BURGUET (debout à gauche)

 

 

Ce fut une idylle délicieuse. A partir de ce jour, je délaissai les grands restaurants pour les petites crémeries d'étudiants, l'appartement somptueux de la rue de la Trémoille pour une modeste chambre meublée. Mais quel luxe dans cette simplicité ! Les jours de gala, notre joie était de déjeuner et de dîner chez Boilève (le montant de nos deux repas n'en paierait pas un seul aujourd'hui) "  "

Et dans ce restaurant, les rencontres avec le milieu artistique étaient monnaie courante, " Il y avait là de nombreux artistes... des journalistes, et des peintres et des sculpteurs, et des musiciens ! Joliquet, en bras de chemise, servait avec le sourire toutes ces vedettes de la littérature et du tremplin, tous ces "as" de l'ébauchoir et du pinceau. Peu à peu, je me rapprochais ainsi de mon rêve ; c'était avec de vrais artistes, étonnants de verve et de jeunesse, pétris de foi, que je vivais enfin ! "

Eugénie avait enfin trouvé son rêve. Elle suivait depuis les coulisses les performances des uns et des autres, au théâtre Déjazet, au Gymnase, etc.

Théâtre Déjazet
Théâtre du Gymnase Mary Bell

 

Elle prit pour professeur le grand Louis-Arsène DELAUNAY, de la Comédie Française, qui lui enseigna l'art de la scène, et comme répétiteur le professeur Guillemot, qui avait formé tant de grandes artistes. Elle s'efforçait surtout, grâce à leurs conseils, de perdre ce tenace accent qui lui venait d'Algérie. Elle côtoyait sur les même bancs Marguerite Moreno et Rose Syma.

Louis Arsène DELAUNAY
Marguerite MORENO

 

 

Eugénie eut l'occasion, à cette époque, de faire un essai au Bataclan, dirigé alors par Paulus. Habillée en jour en paysanne, un autre en robe de velours, elle cherchait son style.  Elle avait une très bonne diction, son accent avait complètement disparu, néanmoins, elle ne parvenait pas encore à trouver son vrai personnage de scène.

Théatre du Bataclan
PAULUS, par Nadar

 

 

 

 

 

 

 

 

Elle continuait donc à fréquenter les cafés-concerts et les cabarets, afin de trouver des idées qui lui permettraient de s'affirmer dans son art. C'est ainsi qu'elle se retrouva un jour au Chat Noir, chez Aristide Bruant.  Et ce fut le coup de foudre. Laissons Eugénie nous le raconter elle-même ! " Le maître fit sur moi une impression profonde. J'avais découvert l'art neuf, original, la manière poignante à laquelle j'aspirais depuis longtemps. Tout me plaisait en lui : ses chansons, pleines de souffrance et de révolte, sa diction simple et pathétique, sa voix mordante. Ce fut une révélation. J'allais l'entendre souvent et, un soir, je l'abordai et lui dis : "Si l'on mettait en scène ces malheureuses telles que vous les dépeignez, qu'en diriez- vous ?" Je revois son regard coupant, direct, comme sa voix. Il le planta droit dans le mien et me répondit : "Si t'ose faire ça, ma petite, t'auras du succès, je t'en réponds."  "

Le Chat Noir
Aristide BRUANT

 

À partir de ce jour, tout en continuant à travailler sa voix, elle se mit alors à suivre dans les rues les "pierreuses", les filles de joie, afin de s'imprégner de leurs mœurs, leur habillement, leurs manières d'aguicher le client, enfin de tout ce qui pouvait l'aider à composer son personnage. Elle le raconte ainsi dans ses Mémoires " J'appris trois belles chansons de Bruant : À Saint-Ouen, À Saint-Lazare, La fille à Poirier. Je ne dormais plus, je ne mangeais plus, je ne vivais que dans l'ambiance de mes chansons. Je les vivais elles-mêmes, comme un écrivain qui fait un roman et qui s'enfonce dans le milieu où évoluent ses personnages. La nuit, je suivais les radeuses des boulevards extérieurs, par tous les temps. Tapie dans l'ombre des ruelles, j'épiais leurs appels aux passants, les filais de loin, en rasant les murs, écoutais leurs propos dans l'encoignure des portes d'hôtel borgne ; parfois même, maquillée et vêtue comme elles, je me glissais parmi les tables des bouges et je me mêlais à leur conversation. Je tremblais beaucoup ; j'avais peur, mais j'étais heureuse, heureuse du travail qui me remplissait l'âme, qui tenait mon esprit dans un état continuel d'étrange curiosité, avec la perspective de produire quelque chose que le public n'avait jamais vu.

Et non seulement j'allais les voir, ces pierreuses, au visage raviné, replâtré, souffrant, et m'astreignais à noter tout ce que je voyais et entendais, mais, pour que la vérité de ma création fût encore plus scrupuleuse, je devins la camarade de l'une d'elles, et je lui empruntai une garde robe complète, composée d'un corsage, d'un jupon, d'un tablier, de plusieurs rubans et d'un boa de plumes, tout ce qu'il y avait de plus "péripatéticien" qui devait faire sensation et sur lequel François Coppée écrivit un article délicieux ! "

Ayant terminé son essai au Bataclan, et continué à peaufiner sa voix, elle prend une initiative, comme elle le raconte ici : " Sûre de mes trois chansons, j'allai trouver directement Nunès et Flateau directeurs de La Cigale

La Cigale

La Cigale était à ce moment dans toute sa splendeur. C'était un des plus célèbres café-concerts de mon temps. On y applaudissait des vedettes dont le nom se retrouve dans les annales de la chanson et dans les bouquins de quelques contemporains. C'était Brunois qui, déjà, en même temps que moi, interprétait, lui aussi, du Bruant, deux chansons dans lesquelles il se montrait excellent : A Biribi et Serrez les Rangs. Nita Darbel, bonne diseuse qui avait à son répertoire des chansons gracieuses ou sentimentales comme : Si tu savais ma chère, ou La Lettre de Finette. Lucette de Verly et Berthe Cernay recueillaient là leur moisson habituelle de bravos ; du côté des hommes, on entendait le fameux Baldy qui avait créé avec succès les "Vieux Beaux" et divertissait fort son auditoire avec des chansonnettes comme Ratafia et La Rouquine, en se trémoussant sur la scène avec son chapeau haut de forme planté drôlement sur sa perruque blanche, et en lançant à travers son monocle le feu de ses œillades égrillardes. Il y avait encore le duo Desroches-Rouffe, Grandval et Gabin, et ce bon Maader qui, malgré son grand âge ( il a aujourd'hui près de quatre-vingts ans ) chante encore dans les cabarets et les cinémas, au Caveau de la République, à Boul'vardia et à la Vache enragée où on l'applaudit dans un répertoire de contes humoristiques et de monologues qui font apprécier sa solide gaieté et sa bonhomie de vieux grognard du café-concert !  "

Nita DARBEL
Lucette de VERLY
Armand BALDY

 

Les gérants de La Cigale, habitués à ces demandes d'artistes débutants, dont ils étaient chaque semaine sollicités, acceptent de lui faire passer un essai.

Écoutons donc Eugénie raconter ses débuts : " Le 2 décembre 1892 je débutai à La Cigale dans l'anonymat le plus absolu, avec la mention "audition", écrite en grosses lettres sur la pancarte glissée par le régisseur, à gauche de la scène.

Ce soir-là, j'avais pris, sans le savoir, la route tant cherchée, celle du succès ! Cela éclata comme un coup de tonnerre. J'en demeurai stupéfaite et toute étourdie. Je venais de chanter deux chansons, à Saint-Ouen et à Saint-Lazare, les seules qui me fussent permises et qui n'étaient même pas inscrites au programme. Le public se mit à m'acclamer, à me bisser, à me rappeler, à taper du pied, à hurler avec un ensemble inconcevable. Le vacarme emplissait la salle. Et j'en demeurais toute clouée d'émotion, de joie et de frayeur en même temps, et je ne savais si je devais me réjouir ou pleurer, car ce vacarme tout canonnant de bravos, ce vacarme de joie hurlante, exaspérée, en montant vers moi, avait le même son que celui de ma défaite à Marseille. Mais j'ignorais encore que les passions de la foule, dans l'amour ou dans la colère, prennent souvent la même forme. Et il fallut me reprendre un instant, faire appel à mon sang froid, à la faible expérience que j'avais déjà acquise dans la vie, pour voir et pour comprendre... Et la réalité me saisit, me transporta. Je devins alors saoule de joie. Ces trépignements, ces cris, ces bis, ces rappels, ce bruit de foule en délire, c'était mon succès qui les provoquait ! On rendait hommage à mon "tour de chant", on acclamait en moi l'artiste... Ces clameurs de tous les diables, c'était le bruit de la gloire ! Ah ! comme j'étais heureuse? et ce ne fut que le commencement de cette période de bonheur...

Je fus aussitôt appelée, dans leur bureau, par Nunès et Flateau, qui m'engagèrent sur le champ à 200 fr. par mois. Les applaudissements et les bravos roulaient encore dans mes oreilles "Bis ! bis ! une autre... !" Je signai ce contrat, sans voir... J'aurais signé tout ce que l'on aurait voulu...

Le lendemain, le mot "Audition" avait fait place au nom de la nouvelle artiste qui allait briller, pendant quelques années, au firmament du Café-Concert Parisien, avant de conquérir, de par le monde, le plus bruyant et plus étrange succès qu'une femme ait jamais rêvé et obtenu. On acclama désormais la créatrice des pierreuses, Eugénie Buffet.

Café-Concert Parisien devenu Concert Mayol

On était en 1892, elle avait 26 ans ! Elle était enfin parvenue à son but, devenir vedette !

Son succès fut immédiat, et elle fur réclamée dans tous les grandes salles françaises, elle fit même une apparition au "Palais de Cristal" à Marseille, la salle qui avait vu sa toute première apparition, soldée par un cuisant échec ! Les deux salles concurrentes de la ville (avec l'Alcazar) se battaient pour obtenir ses prestations.

Ses chansons, telles que "La sérénade du pavé"  de Jean Varney, où "À Saint-Lazare" d'Aristide BRUANT, (l'une des trois premières chansons qui la virent débuter à La Cigale) [Mettez le son pour les écouter chantées par Eugénie ] ne se démodaient pas. 

Son succès grandissant attirait les auteurs, qui lui écrivaient de nouvelles chansons, les artistes, qui la "croquaient" sur scène où lui dessinaient des affiches pour ses spectacles. C'est ainsi qu'elle rencontra Lucien Métivet (auteur de l'affiche d'Eugénie au théâtre des Ambassadeurs - voir ici), Théophile Alexandre Steinlen,  peintre, graveur et illustrateur, Toulouse-Lautrec, lesquels lui écrivaient des lettres charmantes où lui demandaient de poser pour eux dans leurs ateliers.

Lucien MÉTIVET
Steinlen
Toulouse-Lautrec

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Elle fut bien évidemment démarchée par les autres directeurs de cabarets et de cafés-concerts parisiens, dont Madame Varlet, qui dirigeait la Gaîté-Rochechouart. Celle-ci lui proposait un contrat de 20 f par jour. Elle accepta volontiers, ce qui lui valut un procès de la part de ses anciens employeurs. Elle le gagna facilement.

Elle débuta donc dans ce nouveau cabaret, puis elle fut appelée à la Gaîté-Montparnasse, où François Coppée et Aristide Bruant venaient l'écouter.

La revue de la Gaîté-Rochechouart
François COPPÉE
Aristide BRUANT (1889)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C'est en 1893 que M. Ducarre, directeur du théâtre des Ambassadeurs, l'engagea pour un salaire de 80fr par jour. Lagrande vedette de l'époque, dans cet établissement, était Yvette Guilbert.

 

Yvette GUILBERT en 1896
Yvette Guilbert, Ambassadeurs en 1890

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'établissement comptait dans ses rangs, outre Yvette Guilbert, Paul Bourgès, le comique populaire, Brunin, artiste contorsionniste, Sulbac, Polaire et Marguerite Duclerc.

Paul BOURGÈS
Polaire, Jean-Baptiste Thiérrée
SULBAC

 

C'est à cette époque qu'on lui proposa de chanter à Marseille ! Avec quelle émotion s'y rendit-elle, sur les scènes qui avaient vu ses misérables débuts, et avec quelle joie "revancharde" accueillit-elle les ovations qu'elle y reçut ! Elle retrouva même au Palais de Cristal, "Batistine", le régisseur, qui, à ses débuts, essayait de la "caser" en lui proposant de rencontrer des admirateurs ! Il n'avait plus du tout les mêmes idées, cette fois ! Et la concurrence avec l'Alcazar, l'autre salle prestigieuse de la ville, faisait rage et  leurs dirigeants se battaient pour lui offrir un contrat ! Quelle belle revanche !

Elle revint ensuite à Paris pour une assez longue période, et s'installa boulevard Péreire. Elle fréquente alors divers établissements : la Café Napolitain, boulevard des Capucines, le Café Julien, le Petit Poucet, dans lesquels elle rencontra les nouveaux acteurs de la vie parisienne, artistes, écrivains, hommes du monde, etc.

Boulevard des Capucines, le soir, devant la Café Napolitain, par Jules Béraud

Ce sont donc des personnages tels que Catulle Mendès et sa maîtresse du moment, Marguerite Moreno, Georges Courteline, Raoul Ponchon, Maurice Boukay, Edmond Haraucourt, Pierre Wolff, Alfred Stévens, Albert Michaut et Oscar Méténier. Mais aussi  Paul Robert, Georges d'Esparbès, Rouzier d'Orcières, Louis Marsolleau, Weilluc, Hugues Delorme, Alphonse Allais, Mistinguett,  Georges Street, Robert Charvet, Octave Mirbeau, Claude Debussy, Georges Montorgueil et Jean de Bonnefond.

Trombinoscopes des rencontres au Café Napolitain

Cette nouvelle vie parisienne va aussi déboucher sur LA rencontre de sa vie : Léopold Stévens, un artiste peintre et affichiste, fils d'Alfred Stévens. Écoutons Eugénie nous en parler elle-même : " Je me pris d'une très grande passion pour Stévens, la seule vraie passion de ma vie, la première, la plus impérieuse, la plus sincère, après celle que m'inspira la chanson, bien entendu, car je n'ai rien aimé plus au monde que mes chansons ! Elles ont été mon éternel rayon de soleil ! Cette fois, pour l'amour de Stévens, je liquidai tout du passé. Il m'avait refait mon âme de rêve et de simplicité. J'abandonnai aux "corbeaux" mon appartement du boulevard Pereire, et je suivis Stévens au bord de la mer, dans les rochers. Pendant huit grands mois, ce fut l'oubli de tout, la folle griserie des baisers, la romance à deux, romance vécue celle-là, dans les soirs embaumés par le souffle de la grande bleue ! Que ces moments-là furent heureux ! Que ces heures de détente me furent douces ! 

Cependant je sentis bientôt qu'il me restait encore de belles choses à accomplir, et je me trouvais d'autant plus de courage que j'avais, pour m'éclairer et pour me conduire, un compagnon très artiste lui-même et qui m'avait comprise admirablement. Avec lui, j'allais poursuivre ma route.

Retour à Paris en juin 1895, Hôtel Terminus. La vie de lutte et de travail allait recommencer. "

Forte de son nouvel amour et de ses succès grandissants, elle tenta même une expérience réelle : elle devint une véritable chanteuse des rues, à la demande de Georges DANIEL, un journaliste qu'elle avait rencontré dans ses premiers pas artistiques, qui lui propose ce challenge, afin d'écrire un de ses articles. L'idée convenait bien à Eugénie, qui ameuta quelques uns de ses amis, hommes et femmes, se vêtir de haillons comme les pierreuses et partirent pousser la chansonnette sous les balcons. Évidemment, cela ne se passa pas toujours du mieux du monde, certains concierges  récalcitrants appelèrent même la maréchaussée, mais tout finit par s'arranger, à la suite d'un terrible incendie Rue Larochefoucauld, celui des établissements Godillot, qui priva un grand nombre des employés de leur travail

Incendie des Ets Godillot 30 juin 1895 L'illustration 2732

Eugénie eut alors l'idée de réserver les recettes de ces tours de chant improvisés à la charité pour les employés de la société qui avaient perdu leur travail, et n'avaient plus de quoi vivre.

Laissons là raconter ces péripéties "  Je venais à peine d'achever la tournée de ce reportage fantaisiste, quand un événement tragique se produisit. Un grand nombre de parisiens s'en souviennent encore. Je veux parler du terrible incendie qui éclata, il y a quelques années, rue Rochechouart, dans les établissements Godillot ; des centaines d'ouvriers et d'ouvrières furent atteints par cette catastrophe, et se trouvèrent, du jour au lendemain, sans travail. De toutes parts, on fit appel à la charité publique. Il fallait de l'argent, beaucoup d'argent, pour ces malheureux. L'essai que je venais d'effectuer dans les cours me suggéra une idée nouvelle. Pourquoi ne visiterais-je point encore les cours et n'affronterais-je pas à nouveau les portiers furibonds et les snobs ricanant ? Pourquoi ne mendierais-je point, pour de bon cette fois, en faveur des pauvres gens que l'effroyable accident de la rue Rochechouart avait rejetés dans leur mansarde ou couchés sur un lit d'hôpital ? Pourquoi ? Je courus chez ma bonne Séverine, compatissante à toutes les vraies douleurs ; je lui fis part de la pensée qui venait de traverser mon cerveau. Je lui demandai son appui qu'elle me donna aussitôt, en m'autorisant à chanter pour le "carnet de Séverine". Et je repartis couverte d'une cape noire, sous le quadruple patronage du Journal, de L'Éclair, de La Libre parole et de L'Écho de Paris . Je gardai avec moi Rose Bru et Claudius. Les difficultés que nous avions rencontrées la première fois surgirent à nouveau. "

Ces difficultés prennent une tournure critique, mais tout finira par s'arranger, grâce à la popularité d'Eugénie. Je lui laisse la parole pour les raconter :

Je me souviens, en particulier, d'un gros agent, dont le visage ressemblait à une gelée de framboise et qui m'avait assez grossièrement "embarquée" au "quart" de la rue de La Rochefoucault. Il s'en fallut de peu qu'il ne me fourrât les côtelettes à l'aide de ses poings-massues ; il me toisait du haut de sa trogne écarlate qui contrastait avec la pâleur de mon teint de "Cigale Algérienne" comme devait me surnommer plus tard le grand poète Jean Richepin

Jean RICHEPIN

Quand, pénétrant dans le poste, je demandai à voir le commissaire ce fut, parmi la fumée des bouffardes et la rigolade collective des "sergots", une recrudescence de gaieté moqueuse et bruyante, et mon "policier" trancha, d'une voix qu'il s'efforçait de rendre féroce : "Ah ! vous la fille, taisez-vous, hein ! attendez votre tour !" Enfin, le commissaire, M. Cornette, en apprenant mon nom que j'avais pu communiquer au secrétaire, me reçut avec une affabilité et une gentillesse qui, très rapidement, me firent oublier les insolences dont j'avais été l'objet quelques minutes avant. Après que je lui eusse expliqué la mission dont j'étais chargée, il me raccompagna jusqu'à la porte du commissariat, au grand ébahissement des agents, du "mien" en particulier, lequel, d'une main, frotaillait les poils de sa moustache, et, de l'autre, portait une main tremblotante à son képi. Les journaux racontèrent cette petite histoire. Ils auraient eu matière, tous les jours, à alimenter plusieurs colonnes, car quotidiennement, se répétaient ces aventures tragico-comiques. Les sous pleuvaient ; les agents aussi. C'était toujours la même rengaine. Une autre fois, c'est au poste de la rue Marsollier qu'eut lieu l'épilogue d'une de ces arrestations fantaisistes, à la suite d'une plainte portée par un concierge devenu fou furieux ! Le concierge en question avait entr'ouvert la porte de sa loge, et s'était mis à m'invectiver avec acharnement. Mes amis et les assistants prirent ma défense. Les ouvriers d'un atelier situé dans la cour de l'immeuble élevèrent la voix pour protester en notre faveur ; mais le portier, au comble de la fureur, vomit de plus belle ses insultes, et, devant le tollé général, referma sa porte avec éclat. Apercevant la clef demeurée extérieurement dans la serrure, j'en donnai prestement un tour, et j'entraînai mes amis hors de la maison. Cependant, quelques secondes plus tard, le concierge qui était sorti de sa loge par la fenêtre, se mit à nos trousses, hurla en nous pourchassant comme s'il venait d'être dévalisé, réquisitionna un agent ; et, en un clin d'œil, sous les regards d'une foule excitée, nous fûmes conduits au commissariat de la rue Marsollier. Au poste, le secrétaire se montra courtois, s'appliqua à calmer la colère du plaignant, qui eut d'ailleurs un mot exquis. Comme on lui faisait remarquer qu'il aurait pu imiter ses confrères en cordon "qui, tous, affirmait le secrétaire, surent se montrer au moins polis", il s'exclama : "C'est vous qui le dites !" Et comme la foule hurlait et me réclamait au bas du poste, sur l'air des lampions, le commissaire, l'excellent M. Péchard, m'autorisa, séance tenante à redescendre et à chanter devant la porte même du commissariat, à l'ombre rouge de la lanterne, et sous le regard consterné des sergents de ville, comme là-bas rue de Larochefoucault ! Mais n'est-il pas vrai que la musique adoucit les mœurs ? Mes chansons qui avaient le don d'émouvoir si profondément le cœur populaire finirent aussi par apaiser l'obstinée rancune des agents et par juguler leur maladresse. La police commençait d'être tournée en ridicule, et, comme il s'agissait d'une œuvre de moralité reconnue, d'une véritable mission philanthropique, on n'osa point interdire ma "goualante" qui, finalement triompha. "

Ces sérénades improvisées eurent quelquefois des épisodes insolites, tel celui de la rencontre avec Paul Verlaine ! Laissons-lui la parole : " C'est à l'occasion d'une de nos randonnées au "quartier" que j'eus la pensée de rendre visite à Paul Verlaine qui habitait alors une sorte de grenier, 16 rue Saint-Victor. J'escaladai un misérable escalier, et frappai à la porte du "pauvre Lélian".

Paul VERLAINE en 1890

Il me reçut avec un très bon sourire et me remercia d'être venue jusqu'à lui. Il était, malgré la saison peu avancée, emmitouflé comme en hiver ; la barbe perdue dans un gros foulard de laine, et ses yeux faunesques et bons souriant sous un feutre cabossé, il avait un air à la fois pitoyable, malicieux et résigné. J'étais montée seule dire bonjour à Verlaine, tandis que ma petite troupe m'attendait à la porte de l'immeuble. Déjà, à mon arrivée, quelques curieux, intrigués par notre groupe, s'étaient massés sur le trottoir. Ils m'avaient vu pénétrer dans le corridor sombre, et, patiemment, attendaient que je redescendisse. Mais le nombre des badauds avait grossi pendant mon absence ; le trottoir était maintenant envahi par des spectateurs encombrants qui obstruaient l'entrée de l'immeuble ; la concierge, devant cette foule insolite, se mit à pousser des hurlements de fauve. Je redescendis à ce moment et, indignée par les propos insolents que tenait la mégère, je me mis en devoir de la sermonner. Elle me poussa alors assez rudement vers la rue, un carreau du vestibule se brisa, me blessant à la main ; la foule prit fait et cause pour moi. Il y eut un commencement de bagarre ; les agents, survinrent, assez à propos pour enrayer ce commencement d'émeute, qui menaçait de se développer de seconde en seconde, et qui eut peut-être nécessité, une fois de plus, notre comparution au Commissariat. Bref, tout rentra dans l'ordre. Les journaux racontèrent cet incident avec force détail, et Verlaine fut même interviewé L'illustre poète eut un trait charmant ? Elle n'a pas de chance cette pauvre Éugénie, s'écria-t-il, elle vient me voir, et elle est mordue par une concierge enragée !   " 

Café PROCOPE pendant la Révolution

Quelques temps après, le petite troupe fut "officiellement" invitée à se produire au café Procope, le plus vieux café de Paris (fondé en 1686), qui vit défiler dans ses murs bon nombre de personnalités à toutes les époques. Des affiches avaient annoncé l’événement, la foule est venue nombreuse écouter la "chorale" qui se produisait sur la terrasse de l'établissement, et l'argent volait de toutes parts !

Trombinoscope des personnalités ayant fréquenté le PROCOPE depuis sa création

Un autre jour, ils allèrent chanter devant les Abattoirs de la Villette, puis, dans le même quartier, dans le jardin d'un père de famille qui leur demanda de faire le récital pour sa jeune fille paralytique qui nous remercia d'un beau sourire. Ils avaient annoncé aussi leur intention d'aller pousser la chansonnette devant l'hôtel du baron Édouard de Rothschild. La presse ayant lancé la nouvelle, la foule vint nombreuse s'amasser devant la belle demeure.

Édouard Alphonse James de ROTHSCHILD

Les maîtres étaient absent, déjà partis en villégiature, leur indiqua le concierge. "Les maîtres sont absents ? Eh bien nous chanterons pour les domestiques ! " Le concierge appela alors le maître d'hôtel qui, après avoir parlementé indiqua qu'il ne serait pas possible de chanter, mais leur laissa deux pièces de dix francs " C'est le cadeau du valet de chambre ! " s'exclama-t-elle devant la foule hilare. Toutefois à son retour, certainement avisé par son maître d'hôtel , le baron leur envoya son obole !

Finalement, c'est cette période pleine de rebondissements, pendant laquelle elle se transforma réellement en chanteuse des rues, qui lui acquit la plus grande notoriété ! Elle fut ainsi connue de tous, et surtout du "petit monde", celui des ouvriers, des travailleurs, des bonnes, des artisans, qui n'avaient certainement pas les moyens de se payer une place de caf'conc, et qui formait la majeure partie de son auditoire sur le trottoir !

Les journaux s'emparèrent du phénomène " Le Journal, L'Écho de ParisL'Éclair, Le journal des débatsL'ÉvénementLe Gaulois, emplirent leurs colonnes de mon nom. "

Jules CLARETIE

L'écrivain Jules CLARETIE, futur administrateur de la Comédie Française, qui chaque années publiait un recueil de ses commentaires, lui consacra un bel article : " Ceux qui ne connaissent pas la nouvelle étoile populaire se rappellent pourtant cette affiche de café-concert où, grelottante et minable, maigre, pâle, anémiée, ramassant entre ses jambes sa jupe mince fouettée par la bise, une grande fille était représentée, tête nue, les cheveux au vent, avec un mince foulard rouge autour du cou, les épaules rondes sous un caraco d'un gris usé ! C'était, sur les murs de Paris, une suite lugubre et comme tragique de gigolettes, et, à dire vrai, Eugénie Buffet, dort cette affiche était l'image, en costume d'errante et de misérable, Eugénie Buffet fut l'incarnation et, peut-être, la créatrice de ce genre spécial de blêmes figures parisiennes, les gigolettes. Son fichu rouge fut légendaire très longtemps.

 

←  L'affiche en question

Elle faisait passer dans ses chansons les plaintes sinistres, les poésies phtisiques, les tristesses noires de ces êtres qui rêvent de l'amour et des lilas jusque sur un grabat d'hôpital. Elle les avait étudiées, ces grêles créatures, mauvaises herbes piquées de fleurettes du pavé de Paris, chez elles, dans les faubourgs obscurs, dans les rues de misère. La défroque qu'elle portait et que le peintre reproduisait sur l'affiche-annonce, elle l'avait achetée à l'une de ces filles, treize ou quatorze francs, tout un costume, la livrée de l'amour errant, des Chloé demandant l'éternelle idylle à l'herbe pelée, comme Utrecht vieilli, des fortifications. Et comme elle les connaissait, elle les plaignait, et une partie de l'argent qu'elle gagnait à chanter les gigolettes passait en aumônes aux vraies gigolettes qui, parfois, venaient, reconnaissantes, et se cotisant entre elles, offrir un gros bouquet de fleurs à la gigolette de music-hall. Elle fut populaire au boulevard extérieur, Eugénie Buffet, avant d'être applaudie sur le terre-plein de l'Opéra. Familièrement, là-haut, on l'appelait Nini, Nini Buffet ! Comment donc, c'était une gloire ! Lorsque l'Ambigu donna ce drame, où l'on nous montra dans un tableau qui sentait à la fois le vin clair et la cour d'assises, les rôdeurs et leurs connaissances, modulant la chanson des blés d'Or entre deux coups de couteau, Eugénie Buffet offrit de jouer pour rien, un soir, ? oui, ne fût-ce qu'un soir ? le rôle de gigolette, pour montrer ce qu'était la vraie gigolette, la gigolette revêtue de la vraie souquenille des gigolettes de faubourg. " Félicia Mallet, disait-elle, c'est du théâtre, moi, c'est de la vie ! " Il y a de ces querelles d'école jusque dans les excentriques de l'art. Jolie, distinguée, avec un fin profil de médaille, Eugénie Buffet avait trouvé l'incarnation d'un type, elle y tenait. Et ceux qui avaient vu jadis, autour du tapis vert de Monaco, l'élégante personne qui jetait, insouciante, les louis au râteau du croupier, ne la reconnaissaient guère dans cette triste pâlotte dont elle disait, râlait l'agonie morale, d'une voix épuisée. ? Ah ! le premier argent que j'ai gagné en chantant, dit-elle qu'il m'a semblé bon. D'ailleurs, une agitée, cette jolie créature qu'on entendit un jour crier "Vive Boulanger !" en pleine exposition devant le président Carnot, et qui s'en alla gaiement faire de la prison pour opinions politiques. Gigolette était boulangiste. Elle est restée l'amie des pauvres et c'est pour eux qu'elle chante. "Pour la gloire !" précisément pour la gloire. La musique en plein vent fait plus de bruit que la musique de chambre et voilà Eugénie Buffet, la Nini de La Cigale  devenue quelque chose comme une reine faubourienne parmi les virtuoses du pavé ! La voix de la chanteuse monte parmi les rumeurs du soir parisien, roulement de fiacres, appels de tramways, cornets de bicyclettes. Et quand arrive le refrain, tout le monde chante, reprend en chœur. Poésie au rabais, patriotisme de carrefour, tout ce qu'on voudra. Pendant qu'ils écoutent et qu'ils chantent, ces pauvres gens ont bu un peu de poésie inconsciente, et respiré un peu d'oubli !
Laissez chanter Eugénie Buffet, la chanteuse du pavé !
"

Quel bel hommage !

Le succès de cette "tournée des trottoirs" était tel que les gens suivaient la troupe de quartier en quartier, les officiers de paix leur demandaient leur prochain itinéraire pour leur ouvrir la voie, tellement la foule était dense sur les trottoirs... et les chaussées, à tel point que la circulation dut être interrompue sur les Grands Boulevard lors d'un concert au Grand Hôtel !

Mais il y eut aussi de jolis moments par exemple, celui-ci, conté par Eugénie : " un jour que nous franchissions le seuil d'une porte cochère, une soubrette au visage bouleversé, nous apparut. L'enfant s'était arrêtée devant nous et elle me regardait en ouvrant de grands yeux clairs qui se remplirent de larmes. " Mademoiselle, balbutia-t-elle... Mademoiselle... est-ce que ce n'est pas vous Eugénie Buffet " Mais oui, ma petite... pourquoi " " Oh ! mon Dieu, Mademoiselle !... et la pauvrette se mit à éclater en sanglots...  Elle ne pouvait prononcer un mot et nous eûmes toutes les peines du monde à obtenir cette explication qu'elle nous fournit en pleurant toujours.  " Ah ! Mademoiselle, j'ai bien de la peine de vous voir dans cet état ! Comment, vous ! vous en êtes tombée là ! Dieu, que cela me cause de peine... Je ne suis pas riche, mais voyez-vous, si je pouvais vous aider... Je venais de reconnaître, sous les, traits de cette gentille domestique, une ancienne femme de chambre à mon service, et je lui expliquai que c'était, au contraire, pour mon plaisir, que je chantais dans les cours et que je m'accoutrais de la sorte. Alors, son visage s'illumina ; ses yeux reprirent leur expression de jolie et naïve gaieté, et elle me sauta au cou en s'écriant : " Ah ! quel bonheur, Mademoiselle, laissez-moi vous embrasser !

Un autre jour, c'est l'abbé Obry, curé de Vernouillet, qui, après un concert, lui demanda si la treoupe pouvait venir chanter pour les pauvres de sa paroisse ! Le jour venu, l'église était pleine de fidèles. Cet événement fut largement repris par la presse !

Toutefois, le plus grand "exploit" de la troupe fut celui où ils chantèrent à la Bourse ! Eugénie raconte: " Dès qu'on m'eut aperçu au bas du Temple, ce fut un cri général qui se mêlait aux aboiements de tous ces hommes en proie au délire de l'argent. J'arrivai à la Bourse avec ma petite troupe composée comme par le passé, Mon apparition sur les marches de la Bourse fut un spectacle inouï. Un groupe de jeunes gens vint jusqu'à moi et me porta littéralement au milieu de la "Corbeille", en contraventions des règlements en vigueur ; je crois bien être, de tout temps, la seule femme qui ait pénétré dans cette enceinte ! Le commissaire spécial, M. Péchard, dont j'ai parlé plus haut, vint, avec sa galanterie accoutumée, me supplier d'en sortir, et je n'hésitai point un seul instant à déférer à sa courtoise prière.

La Bourse de Parie vers 1900

Il m'autorisa, en manière de compensation, à chanter sur les marches de la Bourse où, étouffée par la foule qui m'acclamait, je dus, avec mes camarades, chanter tout mon répertoire, tandis que les sous pleuvaient autour de nous, à nos pieds et sur nos têtes, et jusque dans le ventre de la guitare de Claudius ! Ce dernier était, à chaque instant, obligé de renverser son instrument et de le vider comme il eut fait d'un vase trop plein ! "

 

N'oublions pas que la finalité de ces tournées était de venir en aide aux sinistrés qui avaient perdu leur emploi suite à l'incendie des Établissements Godillot. Toutes les recettes étaient versées soit à l'administration des journaux qui patronnaient la troupe, ou bien directement à la mairie di IXe arrondissement où une souscription permanente était ouverte.

Les demandes venaient de tous les quartiers, Bercy, les Halles, La Villette, il aurait fallu être partout le même jour à la même heure ! Même les beaux quartiers y passaient ! La haute société souhaitait inviter la troupe, lors de réceptions, dans leurs salons ! Il n'en était pas question !  Écoutons Eugénie : " Dans les quartiers de la haute bourgeoisie et de l'aristocratie, ces messieurs et ces dames espéraient surtout se payer le luxe de nous faire chanter dans leurs salons et "d'épater" ainsi leurs invités... mais nous nous refusions obstinément à leur offrir des galas de ce genre, et nous ne démordions pas de notre principe, qui était de ne chanter que dans la rue. Nous voulions bien recevoir l'argent des "rupins", mais à la condition que ceux-ci vinssent nous le porter à domicile, c'est-à-dire sur le trottoir même où était installé notre poste de commandement ambulant. Les snobs et les riches ne furent pas, il faut le dire à leur louange, trop chiches ni trop fiers ; et bien souvent, non seulement ils daignèrent nous faire apporter, par leurs caméristes ou leurs valets de chambre, d'abondante monnaie de billon ou de scintillantes pièces blanches, mais ils étendirent leur générosité au delà de ces limites en nous octroyant des bouteilles de champagne, des gâteaux et des fleurs !  "

Mais leur notoriété n'empêchait nullement certains agents de la force publique de leur attirer des ennuis ! Une anecdote souriante est contée par Eugénie : " 

Cela se passait à la Porte Maillot. Un gardien de la paix, arborant un uniforme neuf, et qui lissait ses crocs d'ébène d'un petit air de collégien suffisant, s'approcha de moi et me demanda : 

- Votre permission ?  

- J'ai une permission "verbale" lui répondis-je. Et lui, sans se départir de sa morgue hautaine et prétentieuse :

- Ah ! vous avez une permission "verbale"... Eh ! bien, faites la donc voir ? 

Une pétarade de rire s'alluma parmi les badauds. Comme ces flambeaux dont il est question dans le poète latin, le rire, promené de groupe en groupe, courut, bondit sur les lèvres, gagna de proche en proche, atteignit jusqu'aux chanteurs qui m'accompagnaient, jusqu'à moi-même ! "L'uniforme" comprenant confusément qu'il avait lâché quelque énormité irréparable, rougit, verdit, ragea, tempêta, éclata. L'affaire allait se gâter et je voyais approcher le moment où nous allions encore respirer le fumet du poste et être interrogé par un brigadier sans indulgence ! Fort opportunément, un officier de paix arriva, demanda la raison de cet attroupement, le "pourquoi" de cette crise d'hilarité et, au milieu d'un silence attentif et impressionnant, je répondis au gradé :

Boni de CASTELLANE

- Parce que je ne peux pas faire voir à Monsieur l'agent mon autorisation verbale !

Cette réponse fut la conclusion de l'histoire."

La troupe se produisait même en province, pour preuve une anecdote survenue à Biarritz : la troupe chantait sur la place de l'église. Boni de Castellane se trouvait parmi la foule, en tenant ostensiblement un billet de cent francs dans sa main, afin de le faire bien voir ! Quant il le jeta sur le tapis, Eugénie lui glissa à l'oreille : "Recommence, Boni, personne ne t'a vu !".

ces voyages, puis un accident qui lui provoqua une profonde blessure à la jambe, eurent petit à petit un effet néfaste qui l'obligea à arrêter tous ses déplacements.

 

Elle décide alors de changer (encore une fois !) de vie, et s'installe avec son compagnon Léopold Stevens dans un rez-de-chaussée au 3 avenue Frochot, où elle côtoie Alfred Stévens, le père de Léopold, Henry Bataille et sa muse Berthe Bady, et Andrée Mégard.

Berthe BADY
Henry BATAILLE en 1911
Andrée MÉGARD

Elle commence alors une nouvelle carrière, en étudiant cette fois le chant avec une grande dame, l'épouse de Frédéric Gilbert, alias Yveling Rambaud de son nom de plume. Cette grande artiste lui fait faire de rapides progrès, et Eugénie cherche alors un nouveau répertoire. Elle lit donc les œuvres des poètes et rencontre celle de Jean Richepin, surnommé le Poète des Gueux ! Elle apprend donc plusieurs chansons tirées du recueil "Chansons des Gueux" et les répète à La Bodinière (une ancienne salle de spectacle située 18 rue Saint-Lazare dans le IXe arrondissement, fermée en 1909), (Voir ici l'histoire du lieu) et chez madame Rambaud, avec le compositeur Georges Street. Ces répétitions sont suivies par l'auteur Jean Richepin, tout ému, et aussi Émile Deschamps, Albert Michaut, co-fondateur du "Cornet" (Voir ici), et tout le monde pleure !

Lettre autographe d'Albert MICHAUT

Elle chante un soir chez Alphonse Allais, où elle obtient un nouveau succès, elle se sent prête à affronter de nouveau le public de La Bodinière, salle où pour illustrer une conférence  faite sur elle par Jules Oudot en 1893, elle chantait quelques chansons réalistes. 

Alphonse ALLAIS
Marigny-Revue, par Jules OUDOT

 

Elle raconte elle-même ce nouveau passage sur cette chaîne en 1897 et l'article qu'en fit Jean Richepin " Tout autre fut mon apparition sur cette scène en janvier 1897. Je ne puis mieux traduire l'impression qu'elle causa qu'en extrayant du long et vibrant article que me consacra Jean Richepin dans Le Journal, 1er février 1897, ces quelques lignes : "La mimique, de geste et de physionomie, est extraordinairement expressive, mais sans jamais s'attarder à de minutieux soulignements, qui pourraient être d'un art merveilleux en un salon, mais qui seraient inutiles et perdus dans un foule. Le visage, à la bouche mobile, tantôt très souriante et tantôt très amère, se fixe en deux ou trois effigies, pas plus, par chansons. Les attitudes du corps sont aussi rares ; quelquefois une seule suffit à tout un poème qu'elle symbolise ainsi. La voix n'est pas cataloguable. Elle ne ressemble à aucune de celles que l'on entend dans les théâtres de chant, au concert, non plus au Café-concert. Tout d'abord, on la trouve petite, presque faible ; une voix de gamine, une voix d'oiseau, agréable et charmante quand même. Et quand elle s'enfle, éclate, se tend en force et en âpreté, on a peur qu'elle ne s'éraille et ne casse, mais, tout de suite après, sans accident, elle redevient douce et tendre, exquise comme un murmure lointain, et mouillée de larmes retenues."  Et Jean Richepin ajoutait : "Pour ma gloire de poète, je ne souhaiterais qu'une chose : C'est d'écrire beaucoup de chansons naïves et profondes, dont elle pût répandre la belle aumône, sans en dire l'auteur, dans cette étrange et affreuse forêt parisienne où les bêtes de proie et les bêtes immondes ont besoin de pleurer parfois, en écoutant pleurer leur âme avec celle d'un rossignol ! "

À partir de ce moment, comme elle le dit elle-même, elle devint "populaire" ! Elle l'était déjà dans le peuple, le devenait dans le monde des Arts, et dans le Monde tout court ! Elle aurait pu obtenir des contrats mirobolants, devenir "commère de revue" (dit-elle elle-même), et gagner beaucoup d'argent sans se donner beaucoup de peine en spéculant sur sa réputation. Mais c'était trop facile pour elle, dit-elle " mais j'ai horreur de la médiocrité. J'aime ce qui est pittoresque, original, violent, douloureux ! J'aime souffrir par mes chansons et avec mes chansons. Et voilà pourquoi je ne consentis jamais à signer ces engagements qui eussent été la mort de mon idéal et la ruine de mes illusions tout en grossissant sans doute mon escarcelle. O chanson, belle et noble chanson de France, je ne regrette point d'avoir, pour toi, compromis la sécurité de mon avenir, je ne te reproche pas de t'avoir sacrifié le pain de mes vieux jours : tu m'as donné de telles heures de joie : C'est encore moi qui te remercie ! " Elle continua donc à se produire dans toutes les réunion littéraires, en accompagnant les causeries et conférences des auteurs de l'époque : Georges Vanor, Henri des Houx et Maurice Lefèvre, tout en préparant les "Fleurs de lys" de Théodore Botrel.

Jour des morts, Georges VANOR
Henry des HOUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Scaramouche, Maurice Lefèvre
Théodore BOTREL

 

Louis VUITTON

Laissons-lui la parole un instant " J'étais maintenant une artiste à la mode ; on me réclamait dans les plus hautes sociétés, ce qui ne m'empêchait pas de revenir encore, de temps à autre, quand la fantaisie m'en prenait ou quand une misère m'appelait vers lui, à ce bon peuple, à ces malheureux que j'ai toujours aimés ! Un jour, un cyclone venait d'éclater sur Asnières. Je ne fis ni une ni deux, je montai sur un camion offert par mon ami Louis Vuitton, j'y installai un piano et je chantai dans la rue pour les Sinistrés d'Asnières. Toutes les occasions, toutes les fêtes, tous les hasards de la vie m'étaient bons pour jeter ce cri dans l'âme qu'est la chanson ! Je chantai ainsi à Paris, en Province, en Belgique, sur les Plages, aux terrasses des cafés, dans les hall des gares, dans les théâtres ou dans les carrefours, selon mon caprice ou celui des événements. J'avais ainsi classé le genre de mes chansons : Avec les PierreusesLes gueux de Richepin, Les fleurs de lys de Botrel, et les belles Chansons du bon Poète Henry de Fleurigny. ".

Léopold II roi des Belges

Elle se produit aussi à l'étranger, en Belgique, par exemple ou, dit-elle, elle fut reçue avec la plus grande sympathie. Elle était accompagnée de son fidèle Claudius avec sa guitare, pour les chansons des rues, et d'Auguste Delacroix pour les autres. Elle fut même surprise, sur une plage d'Ostende, de remarquer un personnage peu ordinaire : le roi des Belges, Léopold II, qui les suivait tout en fredonnant dans sa grande barbe la "Sérénade du Pavé" ! Elle était reçue partout, au château de Kinkampois par la marquise de Péralta, à l'hippodrome d'Ostende, à l'Exposition Congolaise, qu'elle traversa juchée sur sur une carriole, sur laquelle la maison Pleyel avait installé un piano pour l'accompagner dans ses chansons ! 

Elle eut même l'occasion, à Charleroi, de descendre au fond d'un puits de mine qu'elle visita dans tous les recoins, et poussa même un wagonnet. 

Elle finit par rentrer à Paris où elle chanta encore plusieurs fois à La Bodinière, en alternance avec les spectacles de Félicia Mallet et de Milly Meyer, dans ses crinolines.

Félicia MALLET, la Danseuse de Corde
Milly MEYER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Elle continua ses tours de chant un certain temps, puis sa carrière prit encore un tour nouveau.

Elle raconte "Un soir, en dînant chez les Tarbé des Sablons, Adolphe Dennery, le célèbre auteur des drames populaires, me dit : "Ma chère amie, vous avez un tempérament à jouer le drame, le bon drame populaire. Pourquoi donc ne joueriez-vous pas la Goualeuse, la pièce d'Armand Lévy et Gaston Marot ?" La goualeuse, le personnage, le sujet de la pièce, que je me fis expliquer par Dennery, m'allaient comme un gant. Le lendemain, Dennery me proposait aux directeurs des Bouffes du Nord qui m'engagèrent sur le champ. Nous ne devions jouer la pièce que quinze jours seulement. Elle conserva l'affiche pendant deux mois, et je continuai de la jouer, dans les grandes villes de France et de Belgique."

Adolphe DENNERY
Affiche de La Goualeuse
Gaston MAROT par Nadar

 

 

 

 

 

 

 

 

Troisième volet de sa carrière, voir ici

Lire la suite

Une chanteuse "populaire" Partie III

5 Octobre 2020 , Rédigé par Jean-Marc CARON

Dans un dîner chez des amis communs, qui réunissait aussi Georges Courteline, Grenet-Dancourt et Léon Vasseur, elle fit alors une rencontre qui lui fut tout à fait profitable : la grande artiste Thérésa ! 

Georges COURTELINE
Thérésa
E. GRENET-DANCOURT

 

 

 

 

 

 

 

Écoutons Eugénie raconter cette rencontre " Elle vint m'entendre dans deux chansons de son répertoire : "La Terre" de Jules Jouy et "Le bon gîte" de Paul Déroulède. Elle voulut bien m'adresser ses compliments et m'encourager. Je lui plaisais beaucoup, et elle me témoignait sa sympathie en me contant des anecdotes de sa vie, qui avait été une des plus brillantes. Je souhaitais de l'applaudir dans une de ses transcendantes créations, mais elle avait déjà quitté la scène, et je dus seulement me contenter d'échanger avec elle des idées sur la chanson et le théâtre. Je ne me lassais pas de l'écouter. Comme elle était intéressante et instruite des choses de son métier ! Elle me racontait qu'une artiste vint un jour lui demander de lui apprendre à chanter Le bon gîte. "On n'apprend pas à chanter "Le bon gîte"lui avait répondu Thérésa ; une chanson comme celle là, ça se souffre et ça se pleure. Voilà tout ! "C'est bien vrai, il y a des chansons qu'on n'apprend pas. Elles rentrent en vous. Elles deviennent votre chair. Et quand on les dit, c'est votre chair qui parle, c'est votre chair qui chante, c'est votre chair qui devient larmes et sanglots ! "

Jules JOUY
Paul DÉROULÈDE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En 1900, pendant l'exposition universelle, dans un lieu appelé le "Vieux Paris "construit par Albert Robida, Eugénie eut dans l'idée d'y recréer un lieu mythique "La Pomme de Pin" cabaret déjà fréquenté en son temps par les poètes de tous âges, y compris François Villon et Rabelais ! (Voir ici l'histoire du lieu

Le "Vieux Paris"
Albert ROBIDA
Maquette du cabaret

 

 

 

 

 

 

 

Trombinoscope des clients de "La Pomme de Pin" à travers les âges"

Elle engage quelques artistes, mais c'est surtout elle-même qui donne de sa personne ! Eugénie raconte cette période "Je me mis de la partie en chantant quotidiennement de quatre heures à minuit, tout mon répertoire. Notre attraction était une des plus réussies, des plus achalandées ; la foule se ruait à La Pomme de Pin et, pour satisfaire aux exigences de ce public insatiable, je fis un effort surhumain !  À moi seule, il m'arrivait de chanter jusqu'à 150 chansons par jour, car les séances se succédaient sans discontinuer ; j'étais presque continuellement sur la brèche."

Et ce qui devait arriver arriva : elle tomba gravement malade, trois médecins spécialisés dont le Docteur Jacques Alphonse TOUPET installé rue Radziwill, son ami le docteur Henri Vivier et le grand spécialiste des maladies de poitrine de l'époque, lui confirment que ses poumons étaient atteints : il lui fallait absolument du repos absolu, du grand air, donc des voyages !

Le duc Philippe d'ORLÉANS

Elle entreprend, avec son compagnon Léopold Stevens, un long périple qui les mène d'Espagne (Cordoue, Tolède, Séville). Ils rencontrent notamment Sabran de Pontéves et le duc Philippe d'Orléans, puis il visitent Grenade, Burgos, Valladolid, et Madrid, avant de traverser la Méditerranée pour un séjour de 9 mois en Algérie, son pays natal. Ils demeurent dans une modeste auberge en plein bois, et Émilie se remet de sa maladie. Ils rentrent à Paris en 1902 : « Mais nous ne revenons pas seuls. Nous avons recueilli là-bas une fillette, Marthe Yzoard, dont les parents sont pauvres. Nous emportons avec nous un peu du soleil d'Algérie ! Mais nous ne revenons pas seuls. Nous avons recueilli là-bas une fillette, Marthe Yzoard, dont les parents sont pauvres. Nous emportons avec nous un peu du soleil d'Algérie !  » 

Elle était rentrée pleine d'enthousiasme et désirait donner un autre tour à sa carrière. Elle entreprend alors  la fondation d'un nouveau cabaret, avenue de Clichy, en plein Montmartre, baptisé « La Purée ». Elle vit très grand pour son spectacle d'ouverture, avec une affiche composée des plus grands du moment : «Philippe Garnier, Louis Marsolleau, Vincent Hyspa, Delphin, Marcel Legay, Émile Ronn, Léo Daniderff, Victor Tourtal et la grande artiste Louise France. »

Trombinoscope des artistes pour la première de "La Purée" Voir ici 

Louis LÉPINE, préfet de Police

Toutefois, le Gouvernement ne l'entendait pas de cette oreille, et le préfet de Paris Louis Lépine - qui depuis l'affaire du "Clairon" de Déroulède, et ses amitiés Boulangistes - l'avait dans le collimateur.Écoutons Eugénie raconter ces péripéties « J'étais sur le point d'ouvrir La Purée quand j'appris que la police, dont le grand chef était à ce moment M. Lépine ? Lequel ne m'avait pas précisément en odeur de sainteté ? prétendait interdire les représentations de mon cabaret. Les raisons de cette mesure, bien qu'elles ne m'apparussent point à ce moment très nettement, étaient, au fond, fort simples.  Le gouvernement attendait, depuis longtemps, la première occasion favorable pour me chercher chicane. Il ne m'avait pas pardonné d'avoir, en toutes circonstances, manifesté mes sentiments patriotiques, de m'être montrée l'amie de Déroulède, et d'avoir chanté "Le Clairon" pour le peuple, à la barbe des gouvernants.  Mon intention, en ouvrant ce cabaret, était tout simplement de gagner ma vie en chantant, en compagnie de poètes camarades accourus à mon appel, des choses saines qui eussent détourné le public des grivoiseries tolérées. Je ne voulais cependant pas faire de politique, et rien ne laissait percer une intention qui n'avait jamais été la mienne. L'interdit qui me frappait était donc, à première vue, incompréhensible. »

Pour remédier à cette situation, qui ne lui permettait pas de gagner sa vie avec ses chansons, elle organisa alors des "soirées privées" qu'elle raconte ainsi : « Je tournai la difficulté en organisant des soirées privées, en jouant, à bureaux fermés, devant des spectateurs munis de cartes d'invitation personnelle. Les parisiens s'amusèrent beaucoup de l'aventure et les premiers comptes rendus furent très élogieux.  La Purée séduisait d'abord par son pittoresque agencement. A la lumière des lanternes entrecroisées, rouges et blanches, on apercevait des sièges et des tables de bois, comme dans tout cabaret qui se respecte. Mais ce qui était vraiment amusant, c'était la décoration des murs et des accessoires. De face, en entrant, on avait devant les yeux, deux fenêtres, toutes fleuries, placées au fond de la salle. Sur l'une d'elle, entre les guirlandes de fleurs, on apercevait des bas blancs en train de sécher, et, cette inscription : "Fenêtre de Jenny l'ouvrière". Sur l'autre, un écriteau : "C'est ici que demeura Murger". Aux murs, des briques représentaient la nourriture des artistes ; une affiche me montrait en costume de chanteuse des rues ; au milieu de la salle, un mât de cocagne représentait les diverses opinions politiques ; une gamelle pour les légitimistes ; un parapluie rouge personnifiant le Roi bourgeois, le petit chapeau légendaire pour les Bonapartistes... ces détails, placés là sans malveillance, étaient les seules allusions politiques que nous nous fussions permises... sans oublier, toutefois, une resplendissante botte de sergot de laquelle émergeait une rose... une rose «  sans Lépine » !  La situation que j'ai contée s'éternisait. Le Préfet de Police avait fait garder par ses agents le 75 du boulevard de Clichy. Les gouvernants étaient quotidiennement tournés en ridicule par les journalistes et les chansonniers ; j'avais incontestablement les rieurs de mon côté. Interviewé, le préfet de Police prétendait qu'à la veille des élections d'avril 1902, on ne pouvait autoriser les citoyens français à entendre Eugénie Buffet dans un répertoire qui, à ses yeux, constituait une véritable campagne électorale. Ces propos mirent le feu aux poudres.

Les cerveaux étaient déjà échauffés par l'histoire du Fort Chabrol et l'affaire Dreyfus, les royalistes et la Ligue des Patriotes. Tout le monde s'agitait et les aventures du cabaret de La Purée contribuèrent à augmenter encore l'excitation générale. Il y eut une "affaire Eugénie Buffet". Paul Escudier, Georges Berry et Georges Berger intervinrent pour tenter de mettre fin au scandale de l'interdiction dont me frappait Louis Lépine. Peine perdue. Le terrible préfet n'en démordait pas ; il fallait laisser passer les élections et aussi le ballottage ! »

Paul ESCUDIER
Georges BERRY
Georges BERGER

 

 

 

 

 

 

 

Les "soirées privées" ont donc continué, avec des spectateurs trié sur le volet, chacun devant présenter à l'entrée une carte numérotée avec la mention " Invitation " de la main d'Eugénie. Toutefois, la cabaret"La Purée" dût néanmoins fermer ses portes définitivement en mars 1903, non par manque de succès, bien au contraire, mais à cause de la "reconstruction" du quartier qui le démolit !

À la suite de cette fermeture, Eugénie songea à reprendre un nouveau lieu, Place Pigalle, un établissement qui s'appelait "La Nouvelle Athènes".

La Nouvelle Athènes, Place Pigalle

Elle entreprend, pendant l'installation de son nouveau local, une tournée en province, intitulée "À la Royale", une pièce de Victor Tourtal et d'Émile Ronn. Laissons Eugénie raconter elle-même cette tournée, encore pleine de péripéties ! « Les auteurs m'accompagnaient ainsi que Pons-Arlès, Delphin et Léo Daniderff. Nous eûmes encore dans cette nouvelle entreprise les gendarmes à nos trousses ! On regardait nos programmes à la loupe, on nous cherchait de ridicules chicanes, sans doute à cause du titre de notre revue, et il me souvient qu'à Remiremont, on nous eût certainement conduits au poste, sans l'intervention de mon ami Maurice Flayelle, alors-député des Vosges. Bref, après une rapide halte au Hâvre, je réintégrai Paris et je procédai à l'ouverture de la "Nouvelle Athènes »

Pons-Arlès, comédien
Delphin, acteur
Léo DANIDERFF

 

 

 

 

 

 

 

 

Toutefois, cet établissement n'eut pas le rendement attendu, et Eugénie s'endetta pour éponger les déficits occasionnés par cette affaire. Écoutons la encore : « J'avais formé de vastes projets et engagé mes petites économies dans une affaire trop compliquée pour moi. Il m'eut fallu, pour la mener à bien, un don commercial et un sens pratique qui m'ont toujours fait défaut. J'avais eu la sotte témérité de vouloir adjoindre à mon cabaret un restaurant que je voulais diriger seule. Ce n'était pas mon rayon ! Je m'en aperçus trop tard, quand mes modestes capitaux étaient déjà engloutis, et que j'étais à deux doigts de la liquidation judiciaire. Je connus toutes les tortures d'une femme persécutée par des hommes de loi intraitables et par des créanciers sans pitié que je m'engageai, pour éviter la ruine et le déshonneur imminents, à désintéresser, les uns après les autres, sou à sou, au prix de sacrifices et de privations inouïes. »

Elle recommença donc à partir en tournée, en Espagne, cette fois, pour s'y produire à San-Sebastian devant Paul Déroulède, qui s'y trouvait en exil à cette époque. Celui-ci avait invité de nombreuses personnalités pour écouter le concert public au Grand Casino. Il la présenta ainsi au Roi d'Espagne.

Alphonse XIII, roi d'Espagne

Revenue à Paris après sa tournée, tous les affres des déboires rencontrés avec son cabaret resurgissent, et lui causent un grand dégoût de la capitale. Elle décide alors d'entreprendre une nouvelle tournée dans l'Europe entière, cette fois.

Elle partit donc avec Émile Defrance et Eugène de Grossi. D'abord en Hollande, puis en Belgique pour un retour bienvenu, puis l'Allemagne ! Elle le raconte elle-même : « Je me laissai tenter par l'Allemagne où, me payant de toupet, je chantai, à la face des boches, des chansons patriotiques. On me disait : «Vous êtes folle ! les Allemands vont vous faire payer cher votre audace ! » Eh ! bien pas du tout, non seulement les Allemands ne s'en vengèrent point, mais ils me firent un accueil des plus sympathiques et applaudirent mes chansons avec un entrain et une chaleur qui me stupéfièrent. Je parcourus Berlin, Hambourg, Hanovre et, partout, fus saluée d'applaudissements frénétiques. A Vienne, même triomphe ! Je quittai l'Allemagne et l'Autriche pour visiter la Roumanie, la Suisse et l'Italie. Je parus à l'exposition de Milan, et chantai à Luxembourg. Je revins en France exténuée, mais j'eus au moins la satisfaction de faire face aux engagements que j'avais contractés ; et avec l'argent que m'avait rapporté cette fructueuse tournée, je pus enfin éteindre les dernières dettes résultant de la déconfiture de la Nouvelle-Athènes. Mais que de peines, de larmes et de travail pour arriver à ce résultat ! Je tombais malade. »

C'est à la suite de cette maladie, dont elle mit plus d'un an à guérir de la cicatrice laissée par l'opération, qu'elle raconte sa guérison miraculeuse à la suite d'un pèlerinage à Notre-Dame de Laghet, entre Nice et Menton, où après sa rencontre avec le prieur, Monseigneur Chapon, elle s'en serait trouvée guérie ! Nous voulons bien la croire, le sanctuaire étant réputé pour ses nombreuses guérisons miraculeuses ! (Voir ici)

Sanctuaire de Notre-Dame de Laghet

 

Cabaret "Les Noctambules"
Martial Boyer, Les Noctambules

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Eugénie reprit alors pour un temps des tours de chant à Paris, au "Cabaret des Noctambules" (ancien hôtel d'Harcourt, 5 et 7 rue Champollion Paris VII) dirigé alors par Martial Boyer, l'un des seuls seuls qui était resté dans la tradition des cabarets artistiques. Cela relança sa carrière, et elle était demandée un peu partout. Elle ne put toutefois s'investir entièrement dans ces nouveaux tours de chante, car un grand malheur vint la frapper : le décès de sa chère mère. Elle en fut chagrinée pendant plus d'un an, accablée sous le poids de son chagrin. Toutefois, ses amis firent de leur mieux pour la réconforter, et elle refit surface après qu'ils lui avaient suggéré de voyager et de chanter à nouveau.

Nous étions alors en 1911, et Eugénie décida une grande tournée mondiale ! Accompagnée encore d'Eugène de Grossi, de Georges Charton et de Maxime Guitton, elle s'embarque pour l'Amérique !

Eugène de GROSSI, partition
Georges CHARTON
Maxime GUITTON, partition

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En escale à Dakar, le troupe chante au théâtre le soir même. Elle raconte l'anecdote : «Le soir même de notre arrivée au théâtre, des officiers allemands, éperonnés, bottés, la moustache conquérante, firent leur entrée triomphale. Je me dressai devant eux et, d'une voix où vibrait tout l'amour de mon pays, je clamai  : "Le Rhin Allemand" d'Alfred de Musset. Les Allemands se levèrent et, la rage sur la face, quittèrent la salle.»

Puis ce fut Saint-Louis-du-Sénégal où ils furent invités dans la famille du Consul de France, M. Dreyfus, puis embarquement pour la grande traversée de l'Atlantique !

Première escale sur le continent américain, Rio de Janeiro, où Eugénie fut sollicitée pour sa première conférence, sur la chanson française, évidemment ! Ils restent un mois dans la capitale brésilienne, après avoir été conviés à une fête donnée en l'honneur de Jean Jaurès ! Eugénie chanta devant le Consul de France et l'invité d'honneur qui en fut tout ému.

En septembre 1911, ils arrivent à Buenos-Aires, en Argentine, où ils ont la joie de rencontrer l'écrivain Victor Marguerite, l'auteur de La Garçonne, qui la fit chanter, pour la Fête de l'Arbre, devant la Société Argentine où elle obtint, avec ses compagnons, un très grand succès.

Jean JAURÈS en 1911
La Garçonne
Victor MARGUERITE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Luiz de Souza Dantas

Ils y firent aussi la rencontre d'un homme qui fera parler de lui plus de trente ans après, Luiz de Souza Dantas, à l'époque jeune diplomate brésilien, qui fut nommé ambassadeur en France sous le régime de Vichy, et qui, par ses actions secrètes, en accordant des visas diplomatiques brésiliens aux personnes menacées par les deux régimes (Les Nazis et Vichy), a permis de sauver plus de 800 personnes de l'extermination. Voir sa bio ici

Laissons Eugénie nous conter la suite (et la fin) de la tournée : « La Presse argentine et le patronage spontané que me prêtait le grand écrivain, m'aidèrent à conquérir les suffrages des populations devant lesquelles je chantai, tour à tour, à Montevideo et à Buenos-Ayres. Je remplaçai Arlette Dorgère malade, au Parisiana de Buenos-Ayres, et nous partîmes pour le Chili. Nous chantâmes partout, à Santiago, Valparaiso, Valdivia, nous revînmes par la terre de feu, puis réintégrâmes, par le détroit Magellan, Montevideo où nous eûmes une fois de plus, la joie de faire triompher la chanson française ! »

Ils rentrèrent en 1912 à Paris, mais Eugénie y appris une mauvaise nouvelle : son compagnon Léopold Stevens, lassé par les tourments qu'elle lui avait fait subir avec la Nouvelle-Athènes, puis ses très longues absences à cause des tournées qui ont suivi, s'était fatigué de l'attendre et après dix-huit ans de vie commune, avait décidé d'y mettre fin. Elle se retrouvait seule de nouveau !

Qu'à cela ne tienne, elle décida donc de continuer à voyager de plus belle !

Phillippe VIII, duc d'Orléans

Elle repartit donc en mai 1912 avec les mêmes compagnons, Defrance, Georges Charton et Eugène de Grossi, pour une nouvelle tournée mondiale ! Retour à Dakar, puis Buenos-Aires, où elle tenta, sans succès de monter un nouveau cabaret, et où elle attrapa une congestion pulmonaire qui la mena à l'hôpital français de la capitale argentine, où le duc d'Orléans lui fit l'honneur de la visiter. Après sa guérison, elle reprit ses malles de voyage pour continuer à sillonner le continent sud-américain. Ils partent au Chili, à Iquique, où le consul de France Georges Lorain leur fit l'honneur de les recevoir, puis à Arica et à Tacna. Ils arrivèrent ensuite à La Paz, capitale de la Bolivie. Là, ils attrapèrent la maladie de l'altitude. Laissons Eugénie nous raconter cette soirée : « Là, nous fûmes pris par le sorocho, la maladie de l'altitude. Je rendais le sang par les oreilles et par le nez. On m'emporta évanouie après la soirée ainsi que mon accompagnateur, et je me réveillai au milieu d'un véritable océan de fleurs que mes admirateurs avaient fait venir du Pérou et déposé à mes pieds. À peine revenue de mon évanouissement, je faillis succomber, étouffée par cette mer végétale !  »

Guillermo BILLINGHURST, pdt du Pérou

Puis ce fut Lima, capitale du Pérou, où ils furent reçus, dit-elle, à port ouvert et invités à chanter devant M. Guillermo Billinhhurst, président de la République. Elle y perdit toutefois son accompagnateur, qui, après sa guérison, repartit à Santiago au Chili, pour y épouser une connaissance qu'il y avait faite lors de leur passage ! Après le Pérou, en route pour Panama, la Jamaïque, Kingston, puis Port-au-Prince en Haïti, où ils furent très aimablement reçus par toute une colonie de Français y résidant. Eugénie raconte Port-au-Prince : « À Port au Prince, nous fûmes exquisément reçus par des français que notre visite combla de joie : Ernest Nadal, Mort pour la France, Georges de Lespinasse, Cheraquil, Ida Faubert et son mari, Angibout, le Général Castor, Alfred Delva, Damoclès vieux, le Ministre de France, le comte d'Arlaud et enfin Georges Lion. Ce dernier, consul de Port au Prince, nous réserva un accueil somptueux dans sa propriété, située à Pendechosa, où, à mon intention, il réunit toutes les sommités Haïtiennes. Dans un décor féerique, éblouissant, au milieu des fleurs géantes, des statues de marbre et des jets d'eau, dix domestiques nous servirent les plats les plus rares, et l'on aurait pu se croire dans un des parcs les plus magnifiques de l'aristocratie du Bois de Boulogne si, comme pour me rappeler la distance qui me séparait de Paris, un scorpion repoussant ne s'était avisé de venir s'abattre au milieu de mon assiette  !

Ida FAUBERT, écrivaine

Ce scorpion faillit me gâter tout le restant de ma soirée. Ce ne fut d'ailleurs pas le seul incident qui marqua mon court séjour à Port au Prince. Au théâtre Parisiana, où l'on m'avait offert un superbe mulâtre comme accompagnateur, ce dernier se mit à détonner, à s'embrouiller, à patauger désespérément et, comme je venais de me retourner en m'écriant "Qu'est-ce qu'il y a ? qu'est-ce qui se passe ?" j'aperçus mon pianiste récalcitrant qui fuyait à toutes jambes, me laissant en panne, moi et mes chansons. Heureusement, je ne perdis point mon sang-froid, et, m'adressant au public : "Mesdames, messieurs, ma mère m'a toujours dit qu'il valait mieux être seule que mal accompagnée. Nous allons donc continuer sans musique !" Une tempête d'applaudissements et de bravos salua ce petit speech, et Defrance et moi nous nous appliquâmes à mériter la confiance que l'on venait de nous témoigner.  En dépit de ces avaros, Port au Prince demeura toujours un de mes meilleurs souvenirs ! »

Ils quittent ensuite Haïti pour Cuba, où ils se présentent à La Havane au représentant de la France, le comte de Clercq qui après les avoir écouté, leur conseilla de reprendre la bateau au plus vite car, paraît-il, les Français ne sont pas aimés à Cuba, encore moins que leurs chansons. Quelle déconvenue ! Mais la l'heure de la revanche était proche : en effet, leur souvenir était tel à Haïti que le général Simon, président de la République Haïtienne, envoya une lettre à son consul à Cuba afin qu'il se mette à la disposition des voyageurs ! Ils eurent donc sur le représentant de leur propre pays une revanche triomphale en se produisant sur le bateau français Espagne, y compris devant le comte de Clercq médusé !

Général Simon, Président Haïtien
Paquebot "Espagne"

 

Ils quittent donc Cuba avec avec tous les honneurs, et débarquent enfin en Amérique, en Louisiane, à la Nouvelle-Orléans, en janvier 1914. Le consul de France Pierre La Caze les invita à chanter chez lui puis dans les écoles de la ville. Nos voyageurs passent par Louisville, dans le Kentucky, où ils chantent chez le Roi de la farine, puis à Washington, sous la neige, et enfin, à New-York ! Mais, là aussi, ils ne sont pas bien accueillis par les représentants de leur pays ! Eugénie le raconte ainsi : 

« Étrange aussi ce qui se passa là-bas. Le consul nous envoie au Président de l'Alliance Française. Des lecteurs encore pleins d'illusions pourraient croire que le directeur de l'Alliance Française était un français. Qu'ils se détrompent ; c'était un allemand, et nous étions à la veille de la guerre !  Le boche nous reçut, nous fit asseoir, posa sa montre sur son bureau, et articula en mauvais français, en français barbouillé d'allemand : "J'ai juste cinq minutes à vous donner !" "Monsieur le Président, lui répondis-je, vous êtes trop pressé. Si vous m'autorisiez à chanter mes chansons, il faudrait que je supprime tous les couplets pour satisfaire votre instinct de vitesse. Defrance allons-nous-en !"  Nos nerfs étaient à bout. Le propriétaire de l'hôtel Lafayette où nous étions descendus se montra compatissant. Il nous offrit une salle à l'hôtel Brewoort. Avec l'aide du journal français de New-York, nous organisâmes la représentation et, en trois jours, grâce à mes amis, et, en particulier, à la délicieuse Louise Théo, épouse de Roland Knoedler, le grand amateur de tableaux de la Place Vendôme, toutes les places étaient vendues ! Cette soirée eut un retentissement d'autant plus grand que les gazettes avaient été tenues au courant de mon entrevue avec le directeur de l'alliance française. Le succès de notre concert et de ma conférence l'incita à changer d'attitude. Il me fit pressentir, en vue d'un prochain spectacle, par son secrétaire ; mais je lui tins la dragée haute. J'exigeai un gros cachet, payable d'avance. Le boche se soumit. Et ce fut aux cris de : Vive La France ! Vive Eugénie Buffet ! que je chantai devant la population de New-York, et devant le boche de l'alliance française ! »

Louise THÉO
Roland KNOEDLER

 

Enfin, le tourné prit fin après ces ultimes représentations à New-York, et nos voyageurs reprirent le chemin de la France en embarquant sur la paquebot Rochambeau le 29 mars 1914. 

Le Rochamanbeau, paquebot de la Compagnie Générale Transatlantique

De retour à Paris, elle s'installe en avril dans un petit appartement de la rue Fontaine.

Le 31 juillet 1914, la Guerre éclatait !

FIN DU CHAPITRE III

Dans la dernière partie, en cours de rédaction, nous allons aborder sa conduite pendant et après la Guerre

 

Lire la suite

Une chanteuse "populaire" Partie IV

2 Octobre 2020 , Rédigé par Jean-Marc CARON

La dernière phrase de la partie III de cette étude sera donc la première de celle-ci :

Le 31 juillet 1914, la Guerre éclatait ! 

Notre héroïne (le mot est bien choisi) va immédiatement s'impliquer dans ce conflit !

Écoutons la raconter ses démarches : « Dès que j'appris l'affreuse nouvelle, je ne pensai plus qu'à une chose, je n'eus plus qu'un but : me rendre utile, servir mon pays, j'ai toujours été une ardente patriote ; j'ai toujours adoré la France, et si j'ai chanté tant de chansons avec une émotion si grande, c'est parce qu'elles m'apparaissaient comme la meilleure manière ? la plus simple et la plus pure ? d'exprimer les sentiments qui n'ont cessé d'habiter mon cœur à l'égard de mon cher pays. Dès que je le sentis en danger, je me mis au service de La Croix rouge, rue François 1er, où je retrouvai la Comtesse d'Haussonville et la Marquise de Montebello que je connaissais déjà depuis plusieurs années. Je passai dans les premiers jours d'août mon examen d'infirmière ; j'obtins rapidement mon brevet, et le 22 août, je reçus un numéro d'ordre, fus équipée et envoyée à Bizy, près de Vernon dans l'Eure, chez la Duchesse d'Albufera dont le château était, pour la circonstance, transformé en hôpital. »

Château de Bizy (Eure) Par Theoliane (Wikipedia)
Duchesse d'Albufera

 

 

 

 

 

 

 

 Eugénie pris plusieurs jours de suite la garde de nuit, fut nommée rapidement infirmière en chef, et fut installée à Giverny, dans la maison d'un particulier. Elle raconte : « C'est là que je vécus les premiers temps de la guerre, et j'en conserverai, dussé-je vivre cent ans, un souvenir ineffaçable, à la fois grandiose et horrible. Dieu ! quel spectacle ! Quelles nuits j'ai passées, à entendre gémir les pauvres soldats et à regarder, entre deux pansements, ces routes, salies par la poussière et envahies par les hordes de pauvres gens, poussant devant eux leurs troupeaux, tandis que, sur des charrettes, criaient des enfants et sanglotaient silencieusement, la tête cachée dans leurs mains, des vieillards brisés par la douleur et par l'émotion !  Et les cauchemars de mes pauvres soldats, que les premières offensives avaient rendu fous, et qui se levaient, au milieu des lourdes nuits, malgré notre surveillance, criant comme s'ils étaient encore dans les tranchées : "Par ici ! par ici sergent ! Voilà les boches oh ! oh ! gare les bombes  !" et cet appel : "Maman !" venu des profondeurs de la douleur humaine, ce cri suprême jailli des entrailles de ceux qui allaient mourir !  »

Un jour, Eugénie, pensant atténuer les maux et le chagrin de ses petits gars, ses poilus, ainsi quelle les appelait, se mit à fredonner quelques mots d'une de ses chansons. Elle fut tout étonnée de voir l'effet que cela produisit sur ces pauvres soldats qui l'encouragèrent à continuer de chanter. Voici ses paroles : « Cette première chanson, fredonnée un soir, d'une voix que l'émotion faisait à la fois plaintive et sonore, mais si lente et si douce que chacun pouvait se demander si elle ne venait pas de très loin, de là-bas? de chez eux... cette chanson fut pour tous, ces pauvres enfants, quelque chose d'inoubliable... Quelle joie, quelle récompense et quelle fête !  Dès lors, ce fut tous les soirs, après la soupe, que je les endormais ainsi... deux chansons, trois au plus, pour ne point les fatiguer... et ils m'écoutaient, ravis, avec des étonnements dans les yeux, immobiles sous leurs draps, et ils souriaient, de ce bon et pâle sourire que donne l'espoir au cœur de la souffrance ; puis, bercés, soulagés, calmés, ils s'endormaient ; et j'étais heureuse...  »

Église Ste-Radegonde de Giverny

Et ce fut le début d'une nouvelle affectation pour notre héroïne. En effet, ses chefs s'aperçurent vite que la chanson avait un effet bénéfique sur les blessés, et elle fut encouragée à continuer, car elle faisait par cela ce qu'elle voulait de ses soldats. Ainsi, le Maire de Vernon, le curé de Giverny, vinrent la féliciter pour les soldats valides ou convalescents qu'elle leur envoyait pour quelques tâches communales où pour servir la messe ! Ils vinrent même un soir assister à une des séances qu'elle organisait pour ses soldats.

Elle fut ainsi envoyée dans tous les endroits où étaient soignés les soldats, dans les environs de Vernon, pour réconforter les blessés. Eugénie comprit vite qu'elle serait certainement plus utile dans ce rôle qui consistait à chanter pour réconforter les soldats, et demanda à revenir à Paris se mettre à la disposition des autorités militaires pour offrir son concours aux grands hôpitaux et installations sanitaires qui pourraient avoir besoin d'elle. Nous sommes à cette époque au mois d'octobre 1914.

René de BUXEUIL

Dès son retour à Paris, elle reçoit la visite de René de Buxeuil, compositeur et chansonnier, qui lui apporta des chansons « de guerre, de gloire et d'amour, où l'héroïsme de nos grands soldats était exalté en de magnifiques et sonores couplets. » Le grand musicien ( de son vrai nom Jean-Baptiste Chevrier - non voyant, suite à un accident survenu dans son enfance - il prit son nom d'artiste de la commune de sa naissance), son épouse, ainsi qu'Eugénie et Defrance formèrent une nouvelle petite troupe qui commençât à circuler pour se produire dans les hôpitaux. D'autres artistes vinrent ensuite grossir l'effectif de cette troupe improvisée, et non des moindres : Jeanne Provost, Jean Deyrmon, Berthe Sylva, Robert Davin, Georges Lion, Germaine Bailac, Louise Maton, Germaine Revel, de Max et d'Anna Held.

Jeanne PROVOST
Berthe SYLVA
Germaine Bailac

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Édouard de MAX
Anna HELD
Georges CAIN

 

Reprenons ici le texte de Georges Cain, conservateur du Musée Carnavalet, qui relate une de ces tournées : 

« Frémissement dans la salle... Eugénie Buffet va commencer. Mais auparavant, et après avoir distribué (comme font les romanciers à guitares aux badauds qui les écoutent)  des paquets d'exemplaires de la chanson qu'elle va dire, l'artiste, s'adressant à son rude auditoire, aux cent blessés, revenus du front : zouaves, artilleurs lignards, chasseurs alpins, chasseurs à pied : "Mes enfants, leur dit-elle, ce n'est pas uniquement pour vous distraire que je vous ai offert le texte de mes couplets... Je suis fatiguée, très fatiguée... Et je compte sur les poilus que vous êtes pour me donner un coup de main et chanter avec moi ; les parigots connaissent la ritournelle... attention aux refrains et enlevons cela un peu crânement... Une, deux, trois, je commence..."  Et cette diablesse de femme lance d'abord sur un air connu : Dans la Tranchée, de Théodore Botrel :  Des bravos formidables crépitent comme des mitrailleuses ; les chéchias rouges et les calottes bleues sautent en l'air, les poings se crispent, les vitres frémissent... Eugénie Buffet chante une seconde fois, seconde ovation, et l'assistance réclame : "Encore... Encore !" " Eh bien, pour finir on va vous sortir "La Chasse aux Loups", de l'ami René de Buxeuil. Ça vous va ? Oui... alors, en avant !  La diva populaire commence : un couplet... deux couplets... "couplet final !" hasarde-t-elle... À ces mots imprudents, s'élève un murmure de protestation. "Oh ! les gredins ! Je voulais leur en passer un, mais ils suivaient sur la chanson... par moyen de les refaire... C'est bon, on va vous le dire, votre couplet... mais faut-il que ce soit pour vous, car je suis éreintée."  Et elle termine dans une apothéose de bravos, de  bans rageusement battus.

"Écoutez-les, sourit alors, Eugénie Buffet, croyez-vous qu'ils en ont du nerf !... Eh bien, mes enfants, décidément, je pars tranquille... vous êtes d'attaque... on vous a bien soignés ici et vous pourrez bientôt le prouver là-bas, sur le front. Bonne chance, les gars ! Je vous remercie de votre joie, qui m'a touchée en plein cœur. »

Le succès de ces concerts fut tel qu'un Comité fut fondé pour pérenniser cette œuvre. On trouvait dans ses rangs des politiques, des militaires, des artistes, dont Albert Sarraut, Georges Cain, Lucien Sauphar, maire du IXe arrondissement, son adjoint Victor Dupré, Gustave Charpentier, compositeur, Pedro Gailhard, chanteur lyrique, Maurice Donnay, auteur dramatique, Eugène Étienne, ministre de la Guerre, les généraux Marchand et Duchesne, Pierre Guesde, administrateur des Entreprises Coloniales, Alexandre Millerand et Gaston Doumergue, qui furent après la guerre, tour à tour présidents de la République, Albert Dalimier, qui fut ministre du Travail, des Colonies et de la Justice, Alfred Capus, journaliste, etc.

Les membres du Comité

Les tournées se déroulèrent tout au long de l'année 1914, avec des aller-retours sans cesse Paris-Province, selon les lieux où étaient hospitalisés les poilus blessés, et le succès ne se démentit jamais.

En avril 1915, Eugénie eut une belle surprise ! Laissons-la commenter cette affaire : « En avril 1915, il m'arriva une belle chose. Les poilus, au Grand Palais, décidèrent de me nommer leur caporale. Un d'entre eux détacha le galon rouge de sa veste et vint l'accrocher sur ma manche ? Ce jour-là, j'ai failli mourir de bonheur !

Robert KEMP, académicien

Robert Kemp, le brillant critique dramatique de La Liberté a rappelé cet épisode en des termes si émouvants que je ne résiste pas à la joie de les rappeler ici :

"Le diplôme de ce haut grade lui fut délivré, orné au recto d'un beau dessin bleu, blanc, rouge, et plusieurs centaines de signatures au verso. Signatures pittoresques : " A... de la main gauche ; P... joyeux, Rosita et sa famille."

La caporale Nini a versé un pleur. Puis elle s'est mise à chanter beaucoup plus fort, pour qu'on ne s'en aperçoive pas. Depuis lors, elle a passé sergente, et maréchale des Logis parce que la cavalerie la réclamait. Dans deux mois, elle sera générale, et ses sardines d'argent deviendront des étoiles d'or. Mais elle se fera toujours appeler Caporale. Il y a cabot et cabot. Elle a choisi le bon. »

Le répertoire est varié, des chansons telles que "La Chasse au Loup", de Buxeuil, Georges Lion leur raconte aussi des contes de Daudet «  qui rappellent aux poilus les coins de paysage qu'ils regrettent, le parfum des plantes familières, la ferme, le moulin, la prairie où cabriolent les chèvres ? la chèvre de M. Séguin ? dont "la barbiche de sous-officier" les fait rire aux armes. Ça vaut mieux que de leur faire chanter, sur l'air A Batignolles, Dans les tranchées de Théodore Botherel :

« C'est vraiment le p'tit trou pas cher,
Y a pas à dire, c'est la grande air
Quoiqu' la vue soit un peu bouchée
Dans la tranchée.
»

Ils se déplacent sans cesse, car la guerre continue ! Ils vont et viennent : « C'est à Lourdes, devant près de trois mille blessés, puis chez Mme Georges Leygues à Villeneuve-sur-Lot, puis à la Cie de P. L. M., rue Saint-Lazare, transformé en hôpital, par M. Georges Goy, à Bordeaux, chez Mme Gounouilhou, à l'institution des sourdes-muettes dont une partie a été convertie en hôpital dirigé par la digne mère Angélique, à Nice, à Marseille, à Lyon, à l'Hôtel-Dieu. Avec mes fidèles camarades, nous chantons les premiers pour l'œuvre des blessés au travail fondée par Édouard Herriot. »

De belles rencontres se font également au fil des déplacements, telle que celle-ci, à Lyon : « Un matin, comme je me rendais à la Mairie de Lyon pour y recevoir les instructions de M. Herriot relatives à notre soirée de début, je rencontrai le Général Malleterre, grand mutilé de la guerre. Il me regardait avec insistance et me dit en portant la main à son képi :

- Alors vous ne me reconnaissez pas ? on renie donc ses amis ?

Général Gabriel MALLETERRE

Le pauvre, non, je ne le reconnaissais pas, je l'avais connu si jeune et la guerre l'avait si tragiquement atteint ! Il me rappela que nous nous étions connus alors qu'il n'était encore que lieutenant à Mostaganem ! Il me fit promettre qu'à mon retour je l'accompagnerais à la Courneuve et au Bourget. Sitôt rentrée à Paris, je le lui fis savoir, et mes randonnées commencèrent en sa compagnie ; à la Courneuve, au Bourget, à Aubervilliers. J'assistai là à un spectacle unique. Le général Malleterre parlait à ses hommes, leur faisait une courte allocution avant l'audition de mes chansons. Il s'adressait ainsi à ceux qui allaient partir, et qui, déjà tout équipés, le sac au dos, écoutaient, raidis, immobiles, les paroles d'un chef respecté ; car ce grand mutilé avait le droit de leur parler de vaillance et de sacrifice. Il avait payé de sa personne. Ce n'était pas, comme quelques autres, hélas ! un cabotin de patriotisme, plantant des petits drapeaux sur une carte d'estaminet, ou guettant le bulgare derrière un monocle, en guise de créneau ! C'était un vrai soldat qui portait les vivantes traces de son sacrifice et qui avait plus de cicatrices en pleine figure que d'étoiles sur sa manche ! »

Ou cette autre rencontre, à Mennecy, où ils furent appelés par le colonel Morgon qui s'y reposait avec son régiment : « Nous chantons dans une grange misérable, transformée en salle de théâtre pour la circonstance.

Ma stupéfaction fut grande quand j'entrai dans la salle, en voyant un prêtre, le curé de Mennecy, quitter le banc qu'il occupait, au premier rang avec les officiers du régiment, venir droit à moi, me prendre par les épaules et appliquer sa bonne grosse joue contre la mienne, qu'il fit retentir d'un baiser sonore, à la grande joie des poilus dont l'esclaffement unanime gagna jusqu'aux officiers, d'abord interloqués par cette scène rapide. Le curé, l'abbé Obry, suffoqué, à son tour, par le succès inattendu qu'il venait de remporter, devint écarlate, s'épongea le front, tourna son chapeau entre ses mains et, tout balbutiant, m'avoua enfin le secret de l'accolade qu'il m'avait donnée : "Je suis l'ancien curé de Vernouillet, me dit-il." Et se tournant vers nos soldats, il leur raconta, d'une voix vibrante, toute mon histoire, ma visite à sa petite paroisse en 1895 ; et comment j'avais chanté pour l'aider à reconstruire sa petite église, et le succès que j'avais obtenu là-bas ; et il demanda un "double ban pour Eugénie Buffet !" Puis il termina en disant : "Maintenant que je l'ai embrassée pour moi, vous voudrez, bien, mes enfants, que je l'embrasse pour vous !" Cette fois, c'est lui, le curé de Mennecy, que l'on applaudit à tout rompre ! Bien entendu, il me fallut recommencer pour Mennecy ce que j'avais fait pour Vernouillet. Je chantai à l'église, au milieu d'une foule de civils, de soldats et d'officiers qui avaient rarement vu un spectacle pareil ! »

Les déplacement continuent, et ils sont sollicités de partout, telle cette lettre reçue le 24 janvier 1917 du docteur Bergonié, médecin-chef de l'hôpital principal n° 4 à Bordeaux Cauderan : 

« Madame Eugénie Buffet,  

Madame, 

Vous qui chantez pour les humbles, les déshérités, les malheureux, venez, si vous le pouvez, dire une ou deux chansons à nos blessés. Un jour de joie aide à guérir. Vous serez notre collaboratrice de quelques instants. Décidez-vous.  Votre très respectueusement reconnaissant à l'avance,  

Professeur BERGONIE, Correspondant de l'Institut de France. »

Eugénie s'inquiétait tout de même auprès des médecins de savoir si, malgré tout, leurs concerts ne fatiguaient pas trop les malades et les blessés qu'ils rencontraient durant leurs pérégrinations : « Je me rappelle que, chantant à l'hôpital de Bar-le-Duc devant des soldats qui me semblaient prêts à mourir, j'eus une hésitation brusque au moment d'aborder ma deuxième chanson. Je me tournai vers le médecin-chef commandant Beaussenat et lui demandai: "Ne croyez- vous pas que nous les fatiguons ? Que nous leur faisons plus de mal que de bien ?" "Pas du tout, me répondit-il : si quelque chose peut les sauver, c'est bien cette joie là !" Ainsi, souvent ? oui souvent ? j'ai été prise de la même inquiétude et j'ai posé la même question : "Ne leur faisons-nous pas de mal ?" et, toujours, nos braves grands médecins, Pozzi, Bergonié Beaussenat et tant d'autres, tous fervents de la chanson, tous convaincus de son action bienfaisante sur les malades et les blessés, m'ont rassuré, m'ont encouragé à continuer mon apostolat.»

Professeur Jean-Alban BERGONIÉ
Professeur Samuel POZZI

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Néanmoins, ces considérations était souvent  compensée par des anecdotes et des attitudes savoureuses ! Eugénie raconte ainsi : « Cependant, le chagrin que j'éprouvais à regarder mes pauvres auditeurs était parfois effacé, pour un instant, par des épisodes comiques, des situations bouffonnes, qui amenaient le sourire sur nos lèvres. Ce qui nous amusait beaucoup en particulier, c'était de voir les gradés plastronner devant nos jolies camarades, Jeanne Provost, Louise Maton, Lucie Brille entre autres, dont la piquante beauté mettait les cœurs en délire et affolait littéralement les officiers qui, certainement, ne rêvaient pas moins que de conquérir leurs faveurs et jouaient auprès d'elles le rôle du maréchal de Saxe auprès de la belle Mme Favart !

Maurice, maréchal de Saxe
Justine FAVART

 

Il fallait les voir, pendant le dîner, à l'auberge, faisant leur roue, lissant leurs crocs, bombant leur torse et s'évertuant à les séduire par le récit de leurs exploits de guerre et d'amour, ou égrenant leur petit chapelet d'anecdotes croustillantes ! Leur mimique, leur empressement, leurs œillades pâmées, leur bouche en cœur, constituaient le plus divertissant des tableaux. Jusqu'à la fin de la soirée, et encore après la représentation, ils conservaient l'espoir de les conquérir. Et quand le concert terminé, nos amies réintégraient la chambre que l'autorité militaire avait mise à leur disposition, on apercevait des uniformes errer dans le cantonnement, des croix et des médailles luire dans la nuit, des visages d'hommes se lever vers les fenêtres qui demeuraient obstinément closes, et derrière lesquelles, d'ailleurs, la lumière ne tardait point à s'éteindre, tandis que disparaissait pour toujours l'ombre des jolis bras tentateurs ! »

Une autre encore plus cocasse mérite de figurer ici : « Un jour de 14 juillet à Bar-le-Duc, un fait bien amusant se produisit.  Le désordre et l'affolement étaient parfois si grands, en ces heures tragiques, que l'habillement de nos soldats laissait souvent grandement à désirer. C'est ainsi qu'à cette époque, l'administration militaire constata qu'une centaine d'hommes étaient privés de culottes ! Un ordre aussitôt fut transmis dans les services, invitant les poilus à demeurer dans leur lit jusqu'à ce que fut réparée cette catastrophe vestimentaire. On les informa, en outre que, notre groupe devant passer et, afin que ne leur fusse pas ravi le plaisir d'assister au concert donné par nos soins, un spectacle supplémentaire leur serait offert dans la chambrée. Ah ! bien, ouiche ! les braves poilus n'entendirent pas de cette oreille-là ! Ils eurent vite fait de dégringoler de leur lit, de mettre pied à terre enroulés dans leurs couvertures, et de gagner les premières banquettes, réservée aux officiers et aux grands blessés ; mais dans leur précipitation, ils ne s'aperçurent pas que leurs couvertures se déroulaient. Ils essayaient bien de les ramener sur leurs cuisses, mais sans parvenir à nous dérober la vue de leur anatomie. C'était tout à fait cocasse ; nous nous tordions littéralement et le médecin-chef, Beaussenat gagné par la folie de rire qui s'étendait sur toute la salle, n'eut pas la force de gronder ces indisciplinés !... ces sans-culottes. »

Lucien de GERLOR

Et cela dura jusqu'en 1917. La troupe, Eugénie le première, commençait à être très fatiguée, lorsque les tournées s'arrêtèrent. Après quelques temps de repos, elle fut demandée par les autorités pour faire une tournée en Espagne, pour lutter contre la propagande germanique qui sévissait alors dans ce pays. Elle partit donc avec son accompagnatrice, Félicie Clory - qui l'avait accompagnée durant ces trois ans de tournée "de guerre", Lucien de Gerlor et son épouse Marie-Louise, Davin et Jean Deyrmon.

En route, la troupe s'arrête à Pau, où Eugénie retrouve deux de ses amis, la marquise de Peralta, Jehanne de Clérambault,  et le poète Jacques Normand. Ils en profitent pour y chanter, ainsi qu'à Bordeaux, Arcachon, Bayonne et Biarritz où la troupe est obligée de rentrer à Paris. Eugénie ira donc seule en Espagne.

Elle fait escale à San Sebastian, où elle donne un concert dans les écoles, et au Grand Hôtel, et elle arrive à Madrid en mars 1917. Elle fut reçue pendant son séjour par l'infante d'Espagne (elles se connaissent depuis longtemps), Louise d'Orléans, fille du comte de Paris, qui lui annonça qu'elle allait chanter devant la Cour d'Espagne, en ces termes : « Vous allez, mademoiselle, chanter à la Cour ;  Sa Majesté se souvient très bien de vous. Elle sait ce que vous avez fait, et ce que vous faites encore pour votre pays. La Reine Eugénie et la Reine-mère Marie-Christine veulent vous entendre ; quant à moi, mademoiselle, j'en brûle d'envie, car vous allez me rappeler ma jeunesse en France ! »

Louise d'Orléans, infante
Eugénie, reine d'Espagne
Reine mère Marie-Christine

 

 

 

 

 

 

 

 

La soirée au Palais se déroula à merveille, la Cour fut enchantée de la prestation de la (petite) troupe, et ses membres (la reine-mère, la reine, l'infante) remirent à Eugénie des photos dédicacées.

Mais si la Cour avait apprécié la prestation, il n'en fut pas partout de même, les Espagnols étaient, pour beaucoup, pro-allemands, et certains directeur d'écoles voulaient lui interdire de chanter "La Marseillaise" ! À Bilbao même, ses bagages furent fouillés à l'hôtel, pour tenter d'y découvrir si leur présence dans le pays avait une cause politique !

De retour en France, au mois de juin 1917, elle se reposa un peu, refit quelques concerts pour les poilus, puis, le Ministère des Affaires étrangères lui demanda de continuer cette mission si bien réussie en Espagne, mais cette fois, aux Amériques !

Le 30 octobre 1917, la petite troupe, reformée, embarque sur la paquebot Samara, pour Rio de Janeiro.

Paquebot "Samara" de la Compagnie de Navigation Sud-Atlantique

La tournée en Amérique dura dix-huit mois, elle donna à San Francisco la soirée d'adieu le 1er mai 1919, avec André Ferrier et son épouse, la pièce "La Cinquantaine" de Georges Courteline et Paul Delmet fut jouée par le professeur Paul Ferriol, en anglais. Puis, départ pour New-York où elle fut reçue par M. Goiran, consul de France. Elle resta jusqu'à fin juin dans la ville et s'embarqua le 2 juillet sur le paquebot La Touraine. Elle fut de retour à Paris juste à temps pour assister au défilé de la Victoire.

La Touraine, de la Compagnie Générale Transatlantique
La Cinquantaine

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Défilé de la Victoire du 14 juillet 1919

Eugénie fut aux premières loges pour assister au défilé de la Victoire. Elle le raconte ainsi : 

« La Victoire ! L'avais-je assez chantée, avant même qu'elle resplendît sur la France en deuil et en larmes ! L'avais-je assez désirée, souhaitée et prédite ! Et j'étais là pour la saluer, pour assister à cette apothéose, pour mêler ma joie et mon ivresse à la joie et à l'ivresse de cette foule en délire, pour tendre mes bras vers ces uniformes sur lesquels la boue des tranchées et le sang encore chaud des martyrs rayonnaient dans le soleil ! La Victoire ! Je n'entendais que ce mot ! Je ne hurlais que ce mot : La Victoire ! La Victoire ! Et c'était, devant mes yeux extasiés, un poudroiement d'éclairs, une magie de couleurs, de cuirasses, de fusils, de baïonnettes, une tempête mouvante de casques ! tout dansait devant moi. Et je criais, et je sanglotais, et j'étais folle, de cette folie qui s'empara de tous les cœurs et de toutes les âmes, devant cette France ressuscitée ! 

Depuis le matin, j'étais là, au coin de l'avenue Marigny. Je voulais être au premier rang. J'avais, sur moi, ma carte officielle de circulation délivrée par la Préfecture de Police, mais, par une sorte de fierté que l'on comprendra, et très énervée au milieu de la foule, j'entendais qu'on ne me la demandât pas. N'avais-je pas mérité d'être là, au milieu des autres, et ne devais-je pas assister à ce défilé grandiose sans que l'on m'obligeât, comme autrefois, du temps de mes chansons des rues, à présenter mon parchemin à tout bout de champ ? L'incident inévitable se produisit. Un sergent de ville voulut m'empêcher de passer. "Faites venir l'officier de paix qui est là-bas à côté du barrage !" L'officier de paix arriva et, par bonheur, me reconnut. Et, mettant la main à son képi : "Bien sûr, fichtre ! que vous avez le droit de voir ça !" Et il me conduisit au milieu des officiers en leur annonçant : "C'est Eugénie Buffet ! l'amie des poilus ! la caporale Nini !" Ils m'enlevèrent, me portèrent au milieu de la foule, en criant : "Vive Eugénie Buffet !" Je me mis à pleurer ; je revécus tous mes hôpitaux, toutes mes ambulances, tous mes camps, tous mes cantonnements ; je pensai à tous ceux que ma chanson avait sauvés, et qui étaient là, peut-être, en ce moment, devant moi. »

Après ce triomphe, Eugénie fut de nouveau sollicitée pour une nouvelle tournée de propagande demandée par le gouvernement. Elle repartit pour l'Amérique avec Félicie Clory, qui la quitta bientôt pour un amour de cœur et se fixa à Curitiba. Eugénie continua donc seule sa tournée américaine et rentra en France le 20 septembre 1920. L'année suivante, elle fut engagée aux Noctambules, dirigé par son ami Martial Boyer, puis au Carillon, aussi avec lui, qu'ils inaugurèrent l'année d'après.

Affiche des Noctambules
Le Carillon

 

 

Le Maréchal Lyautey

Après ces quelques années à Paris, Eugénie repartit, sollicitée par son ami Georges Charton, pour son dernier voyage, sur les terres de son enfance, cette fois, en Afrique du Nord. Embarqués à Bordeaux, ils accostèrent à Cacablanca,  où fut donnée la première représentation, puis à Rabat, où elle donna sa représentation devant le gouverneur du Maroc, le maréchal Lyautey, lequel lui dédicaça un portrait. Grâce à lui, la tournée fut reçue partout avec amabilité et empressement.

Mais ses plus agréables moments furent ceux passés en Algérie, sur sa terre natale. Écoutons Eugénie en parler elle-même : « Par une coïncidence impressionnante, c'est à l'hôpital militaire de Tlemcen, où je suis née, que je fus invitée à donner ma première représentation. Au seuil de ma vieillesse, c'était toute mon enfance qui surgissait là, devant mes yeux. Avec une précision cruelle, les moindres détails de ma pauvre jeunesse, les plus petits chagrins qui habitaient alors ma cervelle de petite fille sauvage et très misérable, firent leur apparition tout à coup, comme sur un écran fantasmagorique. Après un pèlerinage au cimetière d'Oran, sur la tombe de mes parents, je donnai un autre concert, à l'hôpital militaire de cette ville, dans cette même salle où, petite fille, j'avais assisté, muette de douleur, à l'agonie de mon père. La gorge étreinte par l'émotion, je pus à peine chanter deux chansons. Quelques jours après, je chantai au Théâtre de Mostaganem sur lequel j'avais fait mes débuts dans Le Petit Duc. J'y obtins un grand succès, qui me prouva que, bien que je ne fusse jamais revenue en Algérie depuis mes débuts, on connaissait là-bas mon nom et que l'on était heureux de m'y entendre. D'ailleurs, cet attachement, cette sympathie, je les retrouvai partout, chez les plus humbles gens, chez les plus simples créatures, et jusqu'au Couvent Saint-Louis, chez les bonnes sœurs trinitaires, qui m'avaient élevée, et qui me réservèrent la plus douce et la plus délicate des surprises. Après m'avoir fait visiter la chapelle où je faisais autrefois mes prières, elles me montrèrent la place que j'occupais au réfectoire et me désignèrent l'ancienne table sur laquelle je mangeais : ? C'est dans ce tiroir, mes chères sœurs, dis-je, moitié larmes, moitié sourire, que je cachais la nourriture que je ne voulais pas avaler. Je n'étais pas toujours docile... Aussi pour me punir, chaque semaine, le jour d'inspection de la classe, quand on découvrait la nourriture toute moisie au fond de mon tiroir, on me pendait ce dernier dans le dos. Et je devais faire ainsi le tour de la Cour pendant la récréation !Les sœurs riaient beaucoup. Et la supérieure, avec une intonation malicieuse :? Eh ! bien Mademoiselle Eugénie Buffet, n'avez-vous pas la curiosité de l'ouvrir aujourd'hui, ce tiroir ? J'ouvris le tiroir : il était plein de jolis souvenirs, pelotes, mouchoirs brodés, images, bonbons, que les braves sœurs y avaient enfermés, à mon intention. Je n'étais pas au bout de mes émotions ! A Dombasle, je retrouvai Tante Caton la sœur de ma mère. Tout le village se réunit chez elle pour me fêter. Je voulus revoir Mascara, ce coin si cher où j'avais connu Charles de Foucauld ! Charles de Foucauld, comme tout cela était loin !... Comme il était doux d'évoquer ces premiers instants de ma vie ! J'aurais voulu séjourner bien longtemps encore dans ce pays de mon enfance, au milieu de tous ces souvenirs... Mais il me fallait continuer ma route. Je rentrai à Alger, visitai Sétif, Saint-Arnaud, Constantine. A Constantine, je chantai à l'Hôpital militaire, au Casino et au Cercle Français, devant M. et Mme Thomson, venus pour les élections, puis, ce furent encore Bône, Souk-Ahras ; Tunis enfin. M. Lucien Saint, qui m'avait, quelque temps avant, refusé nos permis de la frontière algérienne à Tunis, fut obligé de reconnaître l'erreur qu'il avait commise en retardant l'heure de notre succès ; celui-ci fut prodigieux à Tunis. Nous chantions aux grandes manœuvres à Galies pour les soldats en campagne, en la présence du Général en Chef d'Anselme. Nous couchions en plein air, sous les tentes, et cette vie libre et pittoresque me séduisait beaucoup, quand, un matin, vers la fin du mois de mai 1924, je reçus une dépêche qui devait changer complètement le cours de ma destinée. »

La Joueuse d'orgue

Elle rentra donc en France, pour répondre à cette dépêche, qui allait la mener... au cinéma ! En effet, Charles Burguet, cinéaste, lui proposait un rôle dans son prochain film "La Joueuse d'Orgue". Il vint la rejoindre à Vichy pour lui faire signer son contrat. Et, le 9 juillet, elle posa pour la première fois le pied dans un studio de cinéma !

Il fallut trois mois au réalisateur pour finaliser le tournage, et le film, tourné dans les studios d'Épinay, rencontra un beau succès, lequel n'empêcha pas Eugénie de reprendre son tour de chant. Elle s'engagea à l'Empire, qui venait de rouvrir, elle repartit à Marseille où elle chanta à La Lune Rousse, à Aix-en-Provence, et revint à Paris.

L'Empire, devenu studio télé

C'est à son retour qu'elle fut sollicitée par le cinéaste Abel Gance pour tenir un rôle dans son prochain film (et quel film !), le fameux "Napoléon" devenu un chef-d'œuvre incontournable du cinéma.

Le film se tournait à Billancourt, mais aussi, beaucoup, en Corse, et Eugénie partit ainsi rejoindre l'équipe de tournage à Ajaccio. Écoutons là en parler : « Ce dernier (Abel Gance), grand artiste passionné de beauté, a dû certainement laisser beaucoup de sa santé et de son argent en Corse, pour la réalisation de son film grandiose. Je ne sais pourquoi, tandis que je tournais Napoléon, bien que rien, dans les scènes que nous interprétions, ne favorisât un tel rapprochement d'idées, je songeais à Waterloo, à l'horrible déchéance du grand Empereur, à sa fin misérable et presque tragique, et je me demandais souvent à moi-même :

Affiche du film "Napoléon"

"N'aurai-je pas, moi aussi, un jour, mon Waterloo ?" Une sorte de malaise m'envahissait sans que j'en puisse saisir les indéfinissables causes : l'ambiance inquiétante du pays, la lenteur irritante du film, la nostalgie de Paris, à laquelle venait s'ajouter le dégoût de tant de voyages accomplis au cours de ma vie sans repos, les appréhensions que me donnait la perspective d'un lendemain incertain, étaient peut-être les sources de mon accablement et de ma neurasthénie. Pour la première fois de ma vie, je me sentis très malheureuse avec l'idée fixe, toujours, que j'allais connaître mon Waterloo. Ah ! certes, j'ai eu, dans et ma vie, des heures effroyables? j'ai subi l'injure et la méchanceté, j'ai été trahie par des êtres que j'aimais, trompée par des créatures auxquelles j'avais tendu la main et donné ma bourse ; j'ai connu les faillites du cœur, les amertumes de la lutte et le désespoir de la faim. J'ai couché sur des grabats, et la maladie m'a réduite à l'impuissance ; j'ai pleuré, le soir, dans la rue. La mort, la mort elle-même, je l'ai sentie passer près de moi bien des fois ; et je l'ai, au plus fort de la détresse, suppliée de mettre un terme à mes malheurs. Mais j'ai toujours, en peu de temps, repris goût à la vie ; et si injuste, si inclément que le sort se soit parfois montré pour moi, j'ai, comme on dit, remonté le courant...Cette fois-ci, c'était fini, je me sentais incapable de réagir. Et toujours, toujours ce pressentiment, cette idée de mon Waterloo. Pourquoi ? »

Le film se tourna, et Eugénie revint à ses premières amours, la chanson populaire. Mais c'était bientôt la fin des tournées pour elle. Elle a eu son "Watelooo" comme elle l'indique plus haut : écoutons là en parlet elle-même :

« Lorsque le film d'Abel Gance fut terminé, je repris encore mon tour de chant pour le compte des Établissements Fournier. Je me sentais de plus en plus malade. J'avais pris froid dans les noyades de La Joueuse d'Orgue comme dans les scènes d'eau du film Napoléon en Corse. Ma tournée, pour le compte de l'agence Fournier, fut un véritable supplice. Prise à chaque instant de migraines et de tremblements, je ne réussissais qu'à grand peine à me traîner de ma loge à la scène, où il me semblait, au cours de mes auditions, que j'allais étouffer et mourir sur le "plateau". Luttant toujours, je parvins à terminer mon engagement, mais à quel prix ! Après une apparition à la Scala, dans une pièce qui ne me convenait qu'à moitié et au cours de laquelle je me blessai gravement à la main, je dus aller chanter à Vichy. Puis de là, je rentrai à Paris, accompagnée de ma fidèle Annik Desréac qui me conduisit à Epinay chez le docteur Le Roi des Barres. Ce dernier diagnostiqua une grave crise de diabète compliquée de congestion des poumons. L'éminent médecin me conseilla d'interrompre mes tournées pendant plusieurs mois. Je désespérais. Je n'avais pas d'argent pour me soigner, et il me fallait travailler, chanter pour vivre. Je fus obligée d'accepter un nouvel engagement pour Aix-en-Provence, puis je signai encore un autre contrat pour Beausoleil. Beausoleil ! Ce nom radieux allait-il me porter chance ? Ma bonne Annik me disait : "Du courage, ma chérie ! Ne te désole ainsi ! Ne te laisse pas abattre ! Toi qui as si souvent insufflé l'énergie et la vaillance aux autres, toi qui as renversé les obstacles, triomphé de la maladie, de la misère, de la douleur ; qui, au milieu des pires catastrophes, as su demeurer forte et fière, tu remporteras encore cette dernière victoire... et tu finiras tes jours heureux !" Hélas ! cette vaillance et ce courage dont me parlait Annik, je les sentais m'abandonner, et c'est avec une angoisse sans pareille, une frayeur intraduisible que j'affrontai le Casino de Beausoleil. Et c'est ici que sonna, au cadran de ma destinée, l'heure fatale de mon Waterloo ! Je ne m'étais pas trompée. De même qu'il y a toujours une heure où, comme le disait le vieux peintre Harpignies, on finit par avoir raison, une heure où les plus malchanceux et les plus méconnus voient luire pour eux le soleil du bonheur et du succès, il existe aussi, pour ceux que la gloire a consacrés, un instant où cette gloire vous trahit, comme une maîtresse infidèle et trop aimée. Le 31 décembre 1925, je débutai au Casino de Beausoleil. Un riche auditoire emplissait la salle. Des amis à moi étaient venus là pour m'applaudir, et pour me soutenir de leur affectueuse présence. Beaucoup d'entre eux connaissaient la situation dans laquelle je me trouvais, mon état de santé précaire, mon désemparement, et je compris que la plupart souhaitaient ardemment me voir, ce soir-là, prendre ma revanche. Quelques minutes avant mon entrée en scène. Annik me demanda : "Comment te sens-tu ?" "Je me sens très mal ! lui dis-je, tout tourne autour de moi. J'ai l'impression d'être au bord d'un gouffre. Jamais je n'ai éprouvé une telle sensation. C'est atroce. Soutiens-moi Annik." Et comme dans un rêve, j'entendais la brave fille me répondre : "Du courage, ma grande chérie, du courage !" Je finis par reprendre mes sens. Le peu de volonté qui me restait s'arc-bouta. Je me dressai, me raidis contre la douleur. Je fis, avec violence, appel au souvenir de mes luttes passées, et je me dis qu'au cours de ma longue carrière, j'étais entrée bien des fois en scène avec l'impression que j'allais m'évanouir devant le public, mais que, presque toujours, au bout de quelques secondes, galvanisée par ma chanson, je redevenais maîtresse de moi-même. Je fis un pas pour sortir de ma loge. La peur me reprit. L'espoir avait disparu. Décidément, il n'y avait rien à faire, rien, j'étais exténuée. Je vacillais le long des couloirs. Annik me soutenait. Je sentais son bras trembler contre le mien. J'entendis la ritournelle de ma chanson. J'avançai comme une morte, sur la scène. Je demeurai un instant paralysée, regardant le gouffre noir de la salle, incapable d'émettre un son ni de bouger un seul doigt de ma main. Je sentis une sueur glacée tomber lentement sur mon front. Le chef d'orchestre donna le signal de reprendre ma ritournelle. Alors, faisant un effort surhumain, je commençai ma chanson. C'est à peine si j'entendais le timbre de ma voix. Je perçus pourtant des exclamations venant de la salle, le murmure d'un auditoire mécontent. Que se passait-il ? Qu'avais-je fait ? Que me voulait-on ? et le murmure grandit s'éleva, coupé de sifflets stridents... Le vacarme emplissait mes oreilles. Je ne me rendis plus compte de rien. J'étais incapable de dire quoi que ce soit, incapable de répondre à ce public, de me défendre devant cette foule cruelle ; moi qui avais nargué les balles et ricané à la gueule des canons, je restais pantelante devant quelques centaines de désœuvrés en habits, et de belles madames qui m'abreuvaient de leurs sifflets et de leurs cris de chiennes en délire. Quel désastre ! Quelle déchéance ! Waterloo ! Écrasée sous cette avalanche d'injures, on me porta jusqu'à ma loge. J'y tombai inerte, comme là-bas, à Marseille. Je finissais par où j'avais commencé. »

Elle eut du mal à se remettre de cette maladie, tant au physique qu'au moral, et se laissait aller, mais elle manquait cruellement de moyen de subsistance, si elle ne pouvait continuer de chanter. Heureusement, elle avait conservé de très nombreux amis dans le milieu, et ceux-ci décidèrent, pour lui venir en aide, de lancer un grand gala d'adieu en son honneur. Celui-ci aurait lieu au théâtre Sarah Bernhardt, prêté par les frères Isola.

Émile ISOLA, vers 1913
Vincent ISOLA, vers 1913

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les plus grands journalistes, tous ses amis, firent en sorte d'annoncer à qui mieux mieux la tenue de ce gala en l'honneur d'Eugénie Buffet. Maurice Donnay écrivit à ce sujet un article qu' Eugénie elle-même nous rapporte ici : « J'ai revu dernièrement Eugénie Buffet, nous avons parlé du passé, et aussi du présent. Les clairs yeux bleus se sont emplis de larmes. La guerre était horrible, du moins on croyait que ce serait la dernière, et la paix n'est pas magnifique ? La vie actuelle est dure à celle qui a donné son cœur et dont la voix a charmé et consolé tant de héros. Et puis on n'écoute plus les vieilles chansons. Alors ! Eugénie Buffet a fait du cinéma. Vous chantiez La Paimpolaise ; vous chantiez La Marseillaise, vous chantiez j'en suis bien aise, eh ! bien, tournez maintenant, mais il y a tel film qui exige qu'une femme reste deux heures dans l'eau, jusqu'à mi-corps, cela n'est pas admirable pour la santé. "Alors, quelle chanson chanterons-nous à cette blessée de la vie ? Comœdia organise, pour le mardi 22 juin, une représentation au bénéfice d'Eugénie Buffet. Les plus grands artistes de Paris ont répondu à l'appel de leur camarade aimée et admirée, et les parisiens ont l'occasion de faire le geste élégant de la reconnaissance. Cette occasion, ils ne la laisseront pas échapper ; ils en seront d'ailleurs récompensés. »

« Maurice Donnay, Gabriel Boissy, Henri Duvernois, Robert de Flers, Léon Daudet, Paul Achard, Le Guéreux, Andrée Violis, Édouard Baudu ; tous les grands écrivains, tous les généreux journalistes qui ne restent jamais insensibles aux cris de la misère humaine, aux appels jetés par ceux de leurs frères ou de leurs amis tombés dans la bataille, tous supplièrent le public d'assister à cette représentation, dont le seul but était donner un peu de pain à La Cigale qui, toute vie, n'avait songé qu'à empêcher les malheureux de mourir de faim !  »

Et le succès fut immense. Laissons encore Eugénie, dans ce dernier chapitre de ses Mémoires, raconter elle-même : 

« Alors, je vis cette chose admirable : de tous les coins de Paris, des faubourgs. noirs et des quartiers clairs, de Ménilmontant, et des Champs Élysées, de Belleville et du Bois de Boulogne, de partout enfin, arrivèrent en foule tous ceux qui m'aimaient encore et m'avaient autrefois applaudie, et qui voulaient me revoir une dernière fois et me secourir, répondant à la grande voix de la presse qui avait jeté cette nouvelle : "Eugénie Buffet n'a pas de quoi manger !" Je crois bien même que, poussés par une généreuse curiosité, digne du cœur populaire, ceux qui ne me connaissaient point et qui avaient si souvent entendu prononcer mon nom, s'étaient précipités à cette représentation, un peu comme on se rend à quelque cérémonie officielle. Et c'est à ce moment que je compris qu'il restait encore quelque chose de toutes mes chansons dispersées aux quatre vents de la route, quelque chose aussi de l'exemple d'humaine pitié que j'avais donné au cours de ma vie qui ne fut qu'un long apostolat, puisque si j'avais, pour le soulagement de tant de misères, prodigué beaucoup d'amour et fait beaucoup d'aumônes, on savait aujourd'hui me rendre cet amour et que, dans un élan de gratitude infinie, on n'hésitait point à venir m'apporter les pauvres sous dont j'avais besoin !... Ah ! oui, j'eus, ce jour-là, l'impression vraiment existé pour ce grand peuple de mourir de France ! La salle du théâtre Sarah Bernhardt, dès l'ouverture des portes, était déjà pleine à craquer. Les spectateurs tournaient nerveusement les pages du luxueux programme dont la jolie couverture avait été dessinée par mon regretté ami Maurice Neumont. L'émotion fut grande déjà quand, dès le début, apparut sur la scène le bon René de Buxeuil qui avait tenu modestement à lever le rideau. Je ne décrirai point, par le menu, cette manifestation. Qu'il me suffise de rappeler que les plus grands artistes tinrent à y participer. Au hasard de ma mémoire je   citerai : Gaby Morlay, , Jane Marnac, Henri Casadesus, Pizani, Vincent Scotto, René Fauchois, Henriette Leblond, Victor Boucher, Parisys, Beaugé, Marguerite Herleroy, Joé Bridge. Madeleine Roch, en des vers de toute beauté, évoqua mon existence, mes succès et mes luttes passées. J'entrai en scène. Alors, on vit Jean Chataigner se lever de son fauteuil, dans la salle, et on l'entendit crier : "Debout, tous !" Et ce furent des acclamations sans fin, une longue ovation montant vers moi. J'étouffais de bonheur. Des voix clamaient : "Vive Eugénie Buffet !" Je voulais remercier, parler, mais le délire de cet enthousiasme couvrait ma voix. Au bout d'un instant qui me sembla une éternité, le calme se rétablit, et je pus enfin commencer de chanter une chanson composée par René de Buxeuil et Roland Gael. Elle est intitulée : Ma chanson. C'est bien la mienne effet, toute ma vie en trois couplets. Je demande la permission de la reproduire ici :

    I

J'ai chanté les gueux et les filles
Tous les purotains du trottoir
Dont le cœur bat, sous les guenilles,
D'amour, de jeunesse et d'espoir
Il faut bien que des voix s'élèvent
Parmi les rumeurs et les cris
Pour clamer les joie et les rêves
De la misère de Paris !
REFRAIN
J'ai chanté comme une cigale
Sœur pauvre des déshérités,
Laissant aux fourmis la fringale
De l'argent et des vanités.
J'ai chanté de toute mon âme
A l'âge de Mimi Pinson
J'avais donné mon cœur de femme
A la chanson !
II 
J'ai, dans les cours, faisant la quête
Rendu tous les pipelets fous,
Les coups de balai sur ma tête
Pleuvaient plus souvent que les sous,
Des lazzis tombaient des fenêtres
Sans interrompre mon refrain
Car je pensais : de pauvres êtres
Par ma chanson auront du pain.
REFRAIN

J'ai chanté comme une cigale
Même sous la neige, l'hiver,
Et quand je n'avais qu'un vieux châle,
Contre les morsures de l'air,
Quelquefois s'éraillait ma gamme,
Mais je n'avais pas le frisson
Je me réchauffais à la flamme
De ma chanson.
III
En trinquant à la régalade,
J'ai bu le pinard des poilus ;
Je crois bien que plus d'un malade,
En m'écoutant ne souffrait plus.
Ils m'ont nommée leur caporale,
Les doux et braves petits gars
C'est un titre que rien n'égale,
Parmi les honneurs d'ici-bas.
REFRAIN
J'ai chanté comme une cigale,
Parce que c'était mon destin,
Sous le soleil, sous la rafale,
Dans le soir et dans le matin,
Et quand s'éteindra la camoufle
Tel un oiseau sous le buisson,
Je dirai dans un dernier souffle,
Une chanson !
 [*]
[*] © Francis Salabert

A chaque phrase, à chaque vers, les bravos, impérieux me forcèrent à m'interrompre. Je sentais mon auditoire littéralement bouleversé. Je mis bien dix minutes à interpréter ma chanson. Je croyais que je ne finirais jamais. J'étais comme dans un rêve. J'étais couverte de fleurs et couverte aussi de baisers, car sans que je me rendisse compte de ce qui s'était passé, je me retrouvai dans les coulisses, entourée de plus de vingt personnes qui me pressaient dans leurs bras à m'étouffer. Parmi elles, mes compatriotes Vincent et Émile Isila,  Mme de Montagnac, Les Payelle, les Wittersheim, les Michaut, les Burguet, Maurice Donnay, Lucien Sauphar, Lucien Bertault, Maris Dubas, Maurice Neumont, Mme Eugène Levoux, Henriette Deschamps, Martial Boyer, tous les artistes enfin. On pleure, on s'embrasse. Ah ! l'inoubliable journée. J'apercevais un vieux grognard qui ne m'avait pas quittée, durant toute la matinée. C'était André de Reusse. Oui, ce fut une belle journée ! Et comme j'aurais voulu la voir se prolonger, s'éterniser... Lorsque, le rideau baissé sur cette apothéose, je vis lentement s'en aller, puis disparaître cette foule ardente, que je ne reverrais sans doute plus jamais, j'eus envie de me précipiter au dehors du théâtre et de lui crier : "Gardez-moi ! Emportez-moi, ne me laissez pas ! Je vais être seule maintenant, seule pour toujours ! Ayez pitié de moi !"

Un baiser tendre et sonore, que venait de me donner ma bonne Annik, me rappela à l'ordre.

- A quoi penses-tu ?

- A mon bonheur, lui dis-je, pour ne pas lui faire de peine.

Et j'essuyai, très vite, les larmes qui mouillaient mes joues.»

Voir ici le trombinoscope des artistes qui ont participé à ce gala https://genealogiehistoiredefamilles.over-blog.com/2021/03/trombinoscope-des-artistes-du-gala-en-honneur-d-eugenie-buffet.html

ICI SE TERMINENT LES MÉMOIRES D'EUGÉNIE BUFFET.

Pour en terminer avec cette belle histoire, il reste à savoir qu'Eugénie fut décorée de la Légion d'Honneur, au titre de ses prestations durant la guerre, qu'elle décéda le 10 mars 1934, et qu'elle fut inhumée au cimetière de Montrouge.

Faire part du décès d'Eugénie
Sépulture d'Eugénie BUFFET

 

Stèle d'Eugénie BUFFET

 

 

 

 

 

 

 

 

Dernière photo d'Eugénie en 1933

 

Lire la suite