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Une chanteuse "populaire" Partie III

5 Octobre 2020 , Rédigé par Jean-Marc CARON

Dans un dîner chez des amis communs, qui réunissait aussi Georges Courteline, Grenet-Dancourt et Léon Vasseur, elle fit alors une rencontre qui lui fut tout à fait profitable : la grande artiste Thérésa ! 

Georges COURTELINE
Thérésa
E. GRENET-DANCOURT

 

 

 

 

 

 

 

Écoutons Eugénie raconter cette rencontre " Elle vint m'entendre dans deux chansons de son répertoire : "La Terre" de Jules Jouy et "Le bon gîte" de Paul Déroulède. Elle voulut bien m'adresser ses compliments et m'encourager. Je lui plaisais beaucoup, et elle me témoignait sa sympathie en me contant des anecdotes de sa vie, qui avait été une des plus brillantes. Je souhaitais de l'applaudir dans une de ses transcendantes créations, mais elle avait déjà quitté la scène, et je dus seulement me contenter d'échanger avec elle des idées sur la chanson et le théâtre. Je ne me lassais pas de l'écouter. Comme elle était intéressante et instruite des choses de son métier ! Elle me racontait qu'une artiste vint un jour lui demander de lui apprendre à chanter Le bon gîte. "On n'apprend pas à chanter "Le bon gîte"lui avait répondu Thérésa ; une chanson comme celle là, ça se souffre et ça se pleure. Voilà tout ! "C'est bien vrai, il y a des chansons qu'on n'apprend pas. Elles rentrent en vous. Elles deviennent votre chair. Et quand on les dit, c'est votre chair qui parle, c'est votre chair qui chante, c'est votre chair qui devient larmes et sanglots ! "

Jules JOUY
Paul DÉROULÈDE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En 1900, pendant l'exposition universelle, dans un lieu appelé le "Vieux Paris "construit par Albert Robida, Eugénie eut dans l'idée d'y recréer un lieu mythique "La Pomme de Pin" cabaret déjà fréquenté en son temps par les poètes de tous âges, y compris François Villon et Rabelais ! (Voir ici l'histoire du lieu

Le "Vieux Paris"
Albert ROBIDA
Maquette du cabaret

 

 

 

 

 

 

 

Trombinoscope des clients de "La Pomme de Pin" à travers les âges"

Elle engage quelques artistes, mais c'est surtout elle-même qui donne de sa personne ! Eugénie raconte cette période "Je me mis de la partie en chantant quotidiennement de quatre heures à minuit, tout mon répertoire. Notre attraction était une des plus réussies, des plus achalandées ; la foule se ruait à La Pomme de Pin et, pour satisfaire aux exigences de ce public insatiable, je fis un effort surhumain !  À moi seule, il m'arrivait de chanter jusqu'à 150 chansons par jour, car les séances se succédaient sans discontinuer ; j'étais presque continuellement sur la brèche."

Et ce qui devait arriver arriva : elle tomba gravement malade, trois médecins spécialisés dont le Docteur Jacques Alphonse TOUPET installé rue Radziwill, son ami le docteur Henri Vivier et le grand spécialiste des maladies de poitrine de l'époque, lui confirment que ses poumons étaient atteints : il lui fallait absolument du repos absolu, du grand air, donc des voyages !

Le duc Philippe d'ORLÉANS

Elle entreprend, avec son compagnon Léopold Stevens, un long périple qui les mène d'Espagne (Cordoue, Tolède, Séville). Ils rencontrent notamment Sabran de Pontéves et le duc Philippe d'Orléans, puis il visitent Grenade, Burgos, Valladolid, et Madrid, avant de traverser la Méditerranée pour un séjour de 9 mois en Algérie, son pays natal. Ils demeurent dans une modeste auberge en plein bois, et Émilie se remet de sa maladie. Ils rentrent à Paris en 1902 : « Mais nous ne revenons pas seuls. Nous avons recueilli là-bas une fillette, Marthe Yzoard, dont les parents sont pauvres. Nous emportons avec nous un peu du soleil d'Algérie ! Mais nous ne revenons pas seuls. Nous avons recueilli là-bas une fillette, Marthe Yzoard, dont les parents sont pauvres. Nous emportons avec nous un peu du soleil d'Algérie !  » 

Elle était rentrée pleine d'enthousiasme et désirait donner un autre tour à sa carrière. Elle entreprend alors  la fondation d'un nouveau cabaret, avenue de Clichy, en plein Montmartre, baptisé « La Purée ». Elle vit très grand pour son spectacle d'ouverture, avec une affiche composée des plus grands du moment : «Philippe Garnier, Louis Marsolleau, Vincent Hyspa, Delphin, Marcel Legay, Émile Ronn, Léo Daniderff, Victor Tourtal et la grande artiste Louise France. »

Trombinoscope des artistes pour la première de "La Purée" Voir ici 

Louis LÉPINE, préfet de Police

Toutefois, le Gouvernement ne l'entendait pas de cette oreille, et le préfet de Paris Louis Lépine - qui depuis l'affaire du "Clairon" de Déroulède, et ses amitiés Boulangistes - l'avait dans le collimateur.Écoutons Eugénie raconter ces péripéties « J'étais sur le point d'ouvrir La Purée quand j'appris que la police, dont le grand chef était à ce moment M. Lépine ? Lequel ne m'avait pas précisément en odeur de sainteté ? prétendait interdire les représentations de mon cabaret. Les raisons de cette mesure, bien qu'elles ne m'apparussent point à ce moment très nettement, étaient, au fond, fort simples.  Le gouvernement attendait, depuis longtemps, la première occasion favorable pour me chercher chicane. Il ne m'avait pas pardonné d'avoir, en toutes circonstances, manifesté mes sentiments patriotiques, de m'être montrée l'amie de Déroulède, et d'avoir chanté "Le Clairon" pour le peuple, à la barbe des gouvernants.  Mon intention, en ouvrant ce cabaret, était tout simplement de gagner ma vie en chantant, en compagnie de poètes camarades accourus à mon appel, des choses saines qui eussent détourné le public des grivoiseries tolérées. Je ne voulais cependant pas faire de politique, et rien ne laissait percer une intention qui n'avait jamais été la mienne. L'interdit qui me frappait était donc, à première vue, incompréhensible. »

Pour remédier à cette situation, qui ne lui permettait pas de gagner sa vie avec ses chansons, elle organisa alors des "soirées privées" qu'elle raconte ainsi : « Je tournai la difficulté en organisant des soirées privées, en jouant, à bureaux fermés, devant des spectateurs munis de cartes d'invitation personnelle. Les parisiens s'amusèrent beaucoup de l'aventure et les premiers comptes rendus furent très élogieux.  La Purée séduisait d'abord par son pittoresque agencement. A la lumière des lanternes entrecroisées, rouges et blanches, on apercevait des sièges et des tables de bois, comme dans tout cabaret qui se respecte. Mais ce qui était vraiment amusant, c'était la décoration des murs et des accessoires. De face, en entrant, on avait devant les yeux, deux fenêtres, toutes fleuries, placées au fond de la salle. Sur l'une d'elle, entre les guirlandes de fleurs, on apercevait des bas blancs en train de sécher, et, cette inscription : "Fenêtre de Jenny l'ouvrière". Sur l'autre, un écriteau : "C'est ici que demeura Murger". Aux murs, des briques représentaient la nourriture des artistes ; une affiche me montrait en costume de chanteuse des rues ; au milieu de la salle, un mât de cocagne représentait les diverses opinions politiques ; une gamelle pour les légitimistes ; un parapluie rouge personnifiant le Roi bourgeois, le petit chapeau légendaire pour les Bonapartistes... ces détails, placés là sans malveillance, étaient les seules allusions politiques que nous nous fussions permises... sans oublier, toutefois, une resplendissante botte de sergot de laquelle émergeait une rose... une rose «  sans Lépine » !  La situation que j'ai contée s'éternisait. Le Préfet de Police avait fait garder par ses agents le 75 du boulevard de Clichy. Les gouvernants étaient quotidiennement tournés en ridicule par les journalistes et les chansonniers ; j'avais incontestablement les rieurs de mon côté. Interviewé, le préfet de Police prétendait qu'à la veille des élections d'avril 1902, on ne pouvait autoriser les citoyens français à entendre Eugénie Buffet dans un répertoire qui, à ses yeux, constituait une véritable campagne électorale. Ces propos mirent le feu aux poudres.

Les cerveaux étaient déjà échauffés par l'histoire du Fort Chabrol et l'affaire Dreyfus, les royalistes et la Ligue des Patriotes. Tout le monde s'agitait et les aventures du cabaret de La Purée contribuèrent à augmenter encore l'excitation générale. Il y eut une "affaire Eugénie Buffet". Paul Escudier, Georges Berry et Georges Berger intervinrent pour tenter de mettre fin au scandale de l'interdiction dont me frappait Louis Lépine. Peine perdue. Le terrible préfet n'en démordait pas ; il fallait laisser passer les élections et aussi le ballottage ! »

Paul ESCUDIER
Georges BERRY
Georges BERGER

 

 

 

 

 

 

 

Les "soirées privées" ont donc continué, avec des spectateurs trié sur le volet, chacun devant présenter à l'entrée une carte numérotée avec la mention " Invitation " de la main d'Eugénie. Toutefois, la cabaret"La Purée" dût néanmoins fermer ses portes définitivement en mars 1903, non par manque de succès, bien au contraire, mais à cause de la "reconstruction" du quartier qui le démolit !

À la suite de cette fermeture, Eugénie songea à reprendre un nouveau lieu, Place Pigalle, un établissement qui s'appelait "La Nouvelle Athènes".

La Nouvelle Athènes, Place Pigalle

Elle entreprend, pendant l'installation de son nouveau local, une tournée en province, intitulée "À la Royale", une pièce de Victor Tourtal et d'Émile Ronn. Laissons Eugénie raconter elle-même cette tournée, encore pleine de péripéties ! « Les auteurs m'accompagnaient ainsi que Pons-Arlès, Delphin et Léo Daniderff. Nous eûmes encore dans cette nouvelle entreprise les gendarmes à nos trousses ! On regardait nos programmes à la loupe, on nous cherchait de ridicules chicanes, sans doute à cause du titre de notre revue, et il me souvient qu'à Remiremont, on nous eût certainement conduits au poste, sans l'intervention de mon ami Maurice Flayelle, alors-député des Vosges. Bref, après une rapide halte au Hâvre, je réintégrai Paris et je procédai à l'ouverture de la "Nouvelle Athènes »

Pons-Arlès, comédien
Delphin, acteur
Léo DANIDERFF

 

 

 

 

 

 

 

 

Toutefois, cet établissement n'eut pas le rendement attendu, et Eugénie s'endetta pour éponger les déficits occasionnés par cette affaire. Écoutons la encore : « J'avais formé de vastes projets et engagé mes petites économies dans une affaire trop compliquée pour moi. Il m'eut fallu, pour la mener à bien, un don commercial et un sens pratique qui m'ont toujours fait défaut. J'avais eu la sotte témérité de vouloir adjoindre à mon cabaret un restaurant que je voulais diriger seule. Ce n'était pas mon rayon ! Je m'en aperçus trop tard, quand mes modestes capitaux étaient déjà engloutis, et que j'étais à deux doigts de la liquidation judiciaire. Je connus toutes les tortures d'une femme persécutée par des hommes de loi intraitables et par des créanciers sans pitié que je m'engageai, pour éviter la ruine et le déshonneur imminents, à désintéresser, les uns après les autres, sou à sou, au prix de sacrifices et de privations inouïes. »

Elle recommença donc à partir en tournée, en Espagne, cette fois, pour s'y produire à San-Sebastian devant Paul Déroulède, qui s'y trouvait en exil à cette époque. Celui-ci avait invité de nombreuses personnalités pour écouter le concert public au Grand Casino. Il la présenta ainsi au Roi d'Espagne.

Alphonse XIII, roi d'Espagne

Revenue à Paris après sa tournée, tous les affres des déboires rencontrés avec son cabaret resurgissent, et lui causent un grand dégoût de la capitale. Elle décide alors d'entreprendre une nouvelle tournée dans l'Europe entière, cette fois.

Elle partit donc avec Émile Defrance et Eugène de Grossi. D'abord en Hollande, puis en Belgique pour un retour bienvenu, puis l'Allemagne ! Elle le raconte elle-même : « Je me laissai tenter par l'Allemagne où, me payant de toupet, je chantai, à la face des boches, des chansons patriotiques. On me disait : «Vous êtes folle ! les Allemands vont vous faire payer cher votre audace ! » Eh ! bien pas du tout, non seulement les Allemands ne s'en vengèrent point, mais ils me firent un accueil des plus sympathiques et applaudirent mes chansons avec un entrain et une chaleur qui me stupéfièrent. Je parcourus Berlin, Hambourg, Hanovre et, partout, fus saluée d'applaudissements frénétiques. A Vienne, même triomphe ! Je quittai l'Allemagne et l'Autriche pour visiter la Roumanie, la Suisse et l'Italie. Je parus à l'exposition de Milan, et chantai à Luxembourg. Je revins en France exténuée, mais j'eus au moins la satisfaction de faire face aux engagements que j'avais contractés ; et avec l'argent que m'avait rapporté cette fructueuse tournée, je pus enfin éteindre les dernières dettes résultant de la déconfiture de la Nouvelle-Athènes. Mais que de peines, de larmes et de travail pour arriver à ce résultat ! Je tombais malade. »

C'est à la suite de cette maladie, dont elle mit plus d'un an à guérir de la cicatrice laissée par l'opération, qu'elle raconte sa guérison miraculeuse à la suite d'un pèlerinage à Notre-Dame de Laghet, entre Nice et Menton, où après sa rencontre avec le prieur, Monseigneur Chapon, elle s'en serait trouvée guérie ! Nous voulons bien la croire, le sanctuaire étant réputé pour ses nombreuses guérisons miraculeuses ! (Voir ici)

Sanctuaire de Notre-Dame de Laghet

 

Cabaret "Les Noctambules"
Martial Boyer, Les Noctambules

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Eugénie reprit alors pour un temps des tours de chant à Paris, au "Cabaret des Noctambules" (ancien hôtel d'Harcourt, 5 et 7 rue Champollion Paris VII) dirigé alors par Martial Boyer, l'un des seuls seuls qui était resté dans la tradition des cabarets artistiques. Cela relança sa carrière, et elle était demandée un peu partout. Elle ne put toutefois s'investir entièrement dans ces nouveaux tours de chante, car un grand malheur vint la frapper : le décès de sa chère mère. Elle en fut chagrinée pendant plus d'un an, accablée sous le poids de son chagrin. Toutefois, ses amis firent de leur mieux pour la réconforter, et elle refit surface après qu'ils lui avaient suggéré de voyager et de chanter à nouveau.

Nous étions alors en 1911, et Eugénie décida une grande tournée mondiale ! Accompagnée encore d'Eugène de Grossi, de Georges Charton et de Maxime Guitton, elle s'embarque pour l'Amérique !

Eugène de GROSSI, partition
Georges CHARTON
Maxime GUITTON, partition

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En escale à Dakar, le troupe chante au théâtre le soir même. Elle raconte l'anecdote : «Le soir même de notre arrivée au théâtre, des officiers allemands, éperonnés, bottés, la moustache conquérante, firent leur entrée triomphale. Je me dressai devant eux et, d'une voix où vibrait tout l'amour de mon pays, je clamai  : "Le Rhin Allemand" d'Alfred de Musset. Les Allemands se levèrent et, la rage sur la face, quittèrent la salle.»

Puis ce fut Saint-Louis-du-Sénégal où ils furent invités dans la famille du Consul de France, M. Dreyfus, puis embarquement pour la grande traversée de l'Atlantique !

Première escale sur le continent américain, Rio de Janeiro, où Eugénie fut sollicitée pour sa première conférence, sur la chanson française, évidemment ! Ils restent un mois dans la capitale brésilienne, après avoir été conviés à une fête donnée en l'honneur de Jean Jaurès ! Eugénie chanta devant le Consul de France et l'invité d'honneur qui en fut tout ému.

En septembre 1911, ils arrivent à Buenos-Aires, en Argentine, où ils ont la joie de rencontrer l'écrivain Victor Marguerite, l'auteur de La Garçonne, qui la fit chanter, pour la Fête de l'Arbre, devant la Société Argentine où elle obtint, avec ses compagnons, un très grand succès.

Jean JAURÈS en 1911
La Garçonne
Victor MARGUERITE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Luiz de Souza Dantas

Ils y firent aussi la rencontre d'un homme qui fera parler de lui plus de trente ans après, Luiz de Souza Dantas, à l'époque jeune diplomate brésilien, qui fut nommé ambassadeur en France sous le régime de Vichy, et qui, par ses actions secrètes, en accordant des visas diplomatiques brésiliens aux personnes menacées par les deux régimes (Les Nazis et Vichy), a permis de sauver plus de 800 personnes de l'extermination. Voir sa bio ici

Laissons Eugénie nous conter la suite (et la fin) de la tournée : « La Presse argentine et le patronage spontané que me prêtait le grand écrivain, m'aidèrent à conquérir les suffrages des populations devant lesquelles je chantai, tour à tour, à Montevideo et à Buenos-Ayres. Je remplaçai Arlette Dorgère malade, au Parisiana de Buenos-Ayres, et nous partîmes pour le Chili. Nous chantâmes partout, à Santiago, Valparaiso, Valdivia, nous revînmes par la terre de feu, puis réintégrâmes, par le détroit Magellan, Montevideo où nous eûmes une fois de plus, la joie de faire triompher la chanson française ! »

Ils rentrèrent en 1912 à Paris, mais Eugénie y appris une mauvaise nouvelle : son compagnon Léopold Stevens, lassé par les tourments qu'elle lui avait fait subir avec la Nouvelle-Athènes, puis ses très longues absences à cause des tournées qui ont suivi, s'était fatigué de l'attendre et après dix-huit ans de vie commune, avait décidé d'y mettre fin. Elle se retrouvait seule de nouveau !

Qu'à cela ne tienne, elle décida donc de continuer à voyager de plus belle !

Phillippe VIII, duc d'Orléans

Elle repartit donc en mai 1912 avec les mêmes compagnons, Defrance, Georges Charton et Eugène de Grossi, pour une nouvelle tournée mondiale ! Retour à Dakar, puis Buenos-Aires, où elle tenta, sans succès de monter un nouveau cabaret, et où elle attrapa une congestion pulmonaire qui la mena à l'hôpital français de la capitale argentine, où le duc d'Orléans lui fit l'honneur de la visiter. Après sa guérison, elle reprit ses malles de voyage pour continuer à sillonner le continent sud-américain. Ils partent au Chili, à Iquique, où le consul de France Georges Lorain leur fit l'honneur de les recevoir, puis à Arica et à Tacna. Ils arrivèrent ensuite à La Paz, capitale de la Bolivie. Là, ils attrapèrent la maladie de l'altitude. Laissons Eugénie nous raconter cette soirée : « Là, nous fûmes pris par le sorocho, la maladie de l'altitude. Je rendais le sang par les oreilles et par le nez. On m'emporta évanouie après la soirée ainsi que mon accompagnateur, et je me réveillai au milieu d'un véritable océan de fleurs que mes admirateurs avaient fait venir du Pérou et déposé à mes pieds. À peine revenue de mon évanouissement, je faillis succomber, étouffée par cette mer végétale !  »

Guillermo BILLINGHURST, pdt du Pérou

Puis ce fut Lima, capitale du Pérou, où ils furent reçus, dit-elle, à port ouvert et invités à chanter devant M. Guillermo Billinhhurst, président de la République. Elle y perdit toutefois son accompagnateur, qui, après sa guérison, repartit à Santiago au Chili, pour y épouser une connaissance qu'il y avait faite lors de leur passage ! Après le Pérou, en route pour Panama, la Jamaïque, Kingston, puis Port-au-Prince en Haïti, où ils furent très aimablement reçus par toute une colonie de Français y résidant. Eugénie raconte Port-au-Prince : « À Port au Prince, nous fûmes exquisément reçus par des français que notre visite combla de joie : Ernest Nadal, Mort pour la France, Georges de Lespinasse, Cheraquil, Ida Faubert et son mari, Angibout, le Général Castor, Alfred Delva, Damoclès vieux, le Ministre de France, le comte d'Arlaud et enfin Georges Lion. Ce dernier, consul de Port au Prince, nous réserva un accueil somptueux dans sa propriété, située à Pendechosa, où, à mon intention, il réunit toutes les sommités Haïtiennes. Dans un décor féerique, éblouissant, au milieu des fleurs géantes, des statues de marbre et des jets d'eau, dix domestiques nous servirent les plats les plus rares, et l'on aurait pu se croire dans un des parcs les plus magnifiques de l'aristocratie du Bois de Boulogne si, comme pour me rappeler la distance qui me séparait de Paris, un scorpion repoussant ne s'était avisé de venir s'abattre au milieu de mon assiette  !

Ida FAUBERT, écrivaine

Ce scorpion faillit me gâter tout le restant de ma soirée. Ce ne fut d'ailleurs pas le seul incident qui marqua mon court séjour à Port au Prince. Au théâtre Parisiana, où l'on m'avait offert un superbe mulâtre comme accompagnateur, ce dernier se mit à détonner, à s'embrouiller, à patauger désespérément et, comme je venais de me retourner en m'écriant "Qu'est-ce qu'il y a ? qu'est-ce qui se passe ?" j'aperçus mon pianiste récalcitrant qui fuyait à toutes jambes, me laissant en panne, moi et mes chansons. Heureusement, je ne perdis point mon sang-froid, et, m'adressant au public : "Mesdames, messieurs, ma mère m'a toujours dit qu'il valait mieux être seule que mal accompagnée. Nous allons donc continuer sans musique !" Une tempête d'applaudissements et de bravos salua ce petit speech, et Defrance et moi nous nous appliquâmes à mériter la confiance que l'on venait de nous témoigner.  En dépit de ces avaros, Port au Prince demeura toujours un de mes meilleurs souvenirs ! »

Ils quittent ensuite Haïti pour Cuba, où ils se présentent à La Havane au représentant de la France, le comte de Clercq qui après les avoir écouté, leur conseilla de reprendre la bateau au plus vite car, paraît-il, les Français ne sont pas aimés à Cuba, encore moins que leurs chansons. Quelle déconvenue ! Mais la l'heure de la revanche était proche : en effet, leur souvenir était tel à Haïti que le général Simon, président de la République Haïtienne, envoya une lettre à son consul à Cuba afin qu'il se mette à la disposition des voyageurs ! Ils eurent donc sur le représentant de leur propre pays une revanche triomphale en se produisant sur le bateau français Espagne, y compris devant le comte de Clercq médusé !

Général Simon, Président Haïtien
Paquebot "Espagne"

 

Ils quittent donc Cuba avec avec tous les honneurs, et débarquent enfin en Amérique, en Louisiane, à la Nouvelle-Orléans, en janvier 1914. Le consul de France Pierre La Caze les invita à chanter chez lui puis dans les écoles de la ville. Nos voyageurs passent par Louisville, dans le Kentucky, où ils chantent chez le Roi de la farine, puis à Washington, sous la neige, et enfin, à New-York ! Mais, là aussi, ils ne sont pas bien accueillis par les représentants de leur pays ! Eugénie le raconte ainsi : 

« Étrange aussi ce qui se passa là-bas. Le consul nous envoie au Président de l'Alliance Française. Des lecteurs encore pleins d'illusions pourraient croire que le directeur de l'Alliance Française était un français. Qu'ils se détrompent ; c'était un allemand, et nous étions à la veille de la guerre !  Le boche nous reçut, nous fit asseoir, posa sa montre sur son bureau, et articula en mauvais français, en français barbouillé d'allemand : "J'ai juste cinq minutes à vous donner !" "Monsieur le Président, lui répondis-je, vous êtes trop pressé. Si vous m'autorisiez à chanter mes chansons, il faudrait que je supprime tous les couplets pour satisfaire votre instinct de vitesse. Defrance allons-nous-en !"  Nos nerfs étaient à bout. Le propriétaire de l'hôtel Lafayette où nous étions descendus se montra compatissant. Il nous offrit une salle à l'hôtel Brewoort. Avec l'aide du journal français de New-York, nous organisâmes la représentation et, en trois jours, grâce à mes amis, et, en particulier, à la délicieuse Louise Théo, épouse de Roland Knoedler, le grand amateur de tableaux de la Place Vendôme, toutes les places étaient vendues ! Cette soirée eut un retentissement d'autant plus grand que les gazettes avaient été tenues au courant de mon entrevue avec le directeur de l'alliance française. Le succès de notre concert et de ma conférence l'incita à changer d'attitude. Il me fit pressentir, en vue d'un prochain spectacle, par son secrétaire ; mais je lui tins la dragée haute. J'exigeai un gros cachet, payable d'avance. Le boche se soumit. Et ce fut aux cris de : Vive La France ! Vive Eugénie Buffet ! que je chantai devant la population de New-York, et devant le boche de l'alliance française ! »

Louise THÉO
Roland KNOEDLER

 

Enfin, le tourné prit fin après ces ultimes représentations à New-York, et nos voyageurs reprirent le chemin de la France en embarquant sur la paquebot Rochambeau le 29 mars 1914. 

Le Rochamanbeau, paquebot de la Compagnie Générale Transatlantique

De retour à Paris, elle s'installe en avril dans un petit appartement de la rue Fontaine.

Le 31 juillet 1914, la Guerre éclatait !

FIN DU CHAPITRE III

Dans la dernière partie, en cours de rédaction, nous allons aborder sa conduite pendant et après la Guerre

 

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